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la morale, négligée depuis plus d’un siècle, et initié ses contemporains à la morale de Kant. Son petit livre Justice et Charité est un vrai chef-d’œuvre. S’il s’est laissé entraîner à d’impardonnables excès quand il fit l’apologie de la force et du succès, encore faut-il remarquer que cette idée, qui n’est pas de lui, a fait une singulière fortune, et qu’on la retrouve encore aujourd’hui dans les théories fort à la mode de Spencer et de Darwin. Il n’est pas jusqu’à l’éclectisme, tant raillé, qui ne se présente dans la savante et exacte analyse de M. Janet sous un aspect assez nouveau, Peut-être M. Janet pousse-t-il un peu loin l’indulgence et la sympathie, par exemple, lorsqu’il admire la classification des systèmes en quatre groupes. Mais il reste vrai que Cousin a été conduit à l’éclectisme, non, comme on le croit généralement, par l’histoire de la philosophie, mais par l’application de la méthode psychologique. Les diverses données que l’observation découvre dans la conscience ont été, suivant lui, isolées par les systèmes, qui dès lors n’ont vu qu’une partie de la vérité ; l’éclectisme fidèle à la méthode d’observation, tiendra compte de tous les principes ; il aura une base psychologique, avant de retrouver les mêmes éléments dans l’histoire. Il est vrai que le nom paraît singulier, et qu’on ne conçoit guère ce choix qui consiste à tout prendre. On peut discuter ce système : toujours est-il que l’éclectisme n’était pas, pour son fondateur, un choix arbitraire à faire entre les doctrines, sans autre règle que le sens commun, ou le bon sens, c’est-à-dire un parti pris. C’est plus tard qu’il est devenu cette chose ridicule.

Les travaux de Cousin en histoire de la philosophie sont la partie la moins contestable de son œuvre. Il est parmi nous le créateur de cette science. La liste est longue des ouvrages qu’il a directement ou indirectement inspirés : là encore, pourtant, il ne semble pas qu’on lui ait pleinement rendu justice. « Si c’est l’honneur de ce siècle, dit M. Janet (p. 348), d’avoir créé l’histoire de l’esprit humain, l’histoire de la civilisation, si les Villemain, les Guizot, les Renan ont leur place assurée parmi les créateurs de cette nouvelle science, par quel prodige d’injustice réserve-t-on à Victor Cousin le seul mérite d’avoir rendu quelques services à l’érudition, comme si l’histoire de la philosophie n’avait rien à faire avec la philosophie elle-même ? » On lui a reproché la généralité et le vague de ses premiers essais. M. Janet répond avec raison que c’était le goût, et même le besoin du temps : on n’aimait alors que les généralités, témoin les formules d’Auguste Comte, la loi des trois états, si superficielle, tant d’autres analogues. Pour fonder la science, il fallait autre chose que des monographies. Du reste, Cousin ne s’en est pas tenu aux théories générales : il n’a pas seulement indiqué ce qu’il fallait faire : il s’est mis à l’œuvre, avec un rare courage, avec une patience méritoire. Il a prêché d’exemple et payé de sa personne. La traduction de Platon et les arguments qui l’accompagnent, la grande édition de Descartes, celle de Proclus, celle d’Abélard, sont des œuvres considérables et qui resteront. Aujourd’hui encore nous ne savons guère