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même religion, n’ait conscience de son unité fondamentale, surtout si, comme il arrive toujours dès les âges les plus primitifs, il a ses bardes, ses jongleurs ou ses aèdes, qui lui tiennent lieu avantageusement de nos romanciers et de nos vaudevillistes ? À l’époque des incursions normandes, et même beaucoup plus tard, « tous les hommes de langue danoise, si j’en crois la Revue historique (janvier-février 1880), c’est-à-dire non seulement les habitants du Danemark, mais aussi ceux de la Suède et de la Norvège, de diverses contrées des îles Britanniques et d’une partie de la Russie, se regardaient comme frères ; on le sait par plusieurs dispositions et les fondations pieuses des rois Knut le Grand et Erik Eiagod en faveur de tous les hommes de langue danoise. » La nationalité, donc, à certaines époques, a été la communauté de langue ; à d’autres époques, la communauté de religion. C’est en ce dernier sens qu’au moyen âge tous les chrétiens, par opposition aux Juifs et aux Musulmans, « se regardaient comme frères ». Or, de nos jours, ne serait-ce pas, avant tout, la communauté de civilisation ? Dans ce nouveau sens, qui n’efface nullement les anciens, il est clair que l’Europe tout entière tend à devenir, notamment par la vulgarisation universelle d’une même science encyclopédique, non pas un damier de 18 nationalités, mais une seule et même nationalité débordante de toutes parts, et provisoirement morcelée en États distincts.

Comment M. Novicow en douterait-il, lui qui sait la disparition de tant de langues, de tant de cultes innombrables dans le passé et le petit nombre, toujours décroissant, des idiomes et des religions qui subsistent ; lui qui prédit la fin probable et peut-être prochaine de la nationalité hollandaise, et en donne les raisons ; lui qui nous montre si bien « trois poussées de nationalités en Europe, les Allemands reculant devant les Latins (hélas ! puisse-t-il dire vrai !), les Slaves devant les Allemands, et la race jaune devant les Slaves ? » Comment peut-il croire à la persistance indéfinie d’une multiplicité qui toujours change et toujours décroît ? Il a beau nous signaler avec complaisance le retour de faveur avec lequel les félibres de divers pays (car le félibrisme, paraît-il, est contagieux) s’attachent à faire revivre partout à cette heure les vieux dialectes agonisants ; il a beau nous apprendre que « des idiomes complètement oubliés, le norse, le flamand, le platt-deutsch, le gallois, le provençal, le petit-russien, le tchèque, le slovaque, le slovène, sont cultivés avec ardeur et cherchent à remonter à la dignité de langues littéraires », cette considération ne suffit pas à me persuader. Il y a beaucoup plus de dilettantisme philologique ou archéologique que de patriotisme national, voire même local, dans ce réchauffement amoureux des langues d’oc quelconques. Quel est l’anthropologiste qui, par amour de l’anthropologie, n’aurait pas empêché la race tasmanienne de s’éteindre, s’il l’avait pu ? Les philologues ont aussi de ces sympathies d’artistes, parfaitement légitimes d’ailleurs, pour tout parler qui se meurt. Puis, la poésie fait reluire les vieux patois par la même raison qu’elle chante les vieilles mœurs, les vieux préjugés, les vieilles cou-