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l’aptitude, mère des jugements exacts, à saisir les analogies et les différences qu’on peut tirer de la comparaison de plusieurs faits.

L’abîme qui sépare la pensée d’un homme de l’Occident moderne de celle d’un homme de l’Orient est véritablement immense. La précision, la fixité des contours de la première diffère étrangement des formes fugitives et ondoyantes de la seconde. C’est en vain que de l’immutabilité des coutumes chez les Orientaux on conclurait à l’immobilité de la pensée. Pour l’Hindou en particulier, les idées et les croyances forment une masse nuageuse aux lignes tellement flottantes et indécises que dans nos langues latines, pauvres en épithètes mais précises, le terme manque le plus souvent pour les exprimer.

Le défaut de précision de la pensée hindoue est tout à fait caractéristique. Non seulement les choses flottent pour elle sans contours déterminés dans une sorte de brouillard, mais de plus on dirait qu’elles sont vues à travers des lentilles déformantes ayant des propriétés analogues à celles de ces miroirs à anamorphoses bien connus des physiciens. Les systèmes religieux de l’Hindou, ses récits historiques, ses épopées littéraires, sont vagues et hérissés de contradictions qu’il n’aperçoit même pas. Ces contradictions, ces conceptions aux contours toujours fuyants, ont rendu ses systèmes religieux, le bouddhisme surtout, totalement inintelligibles aux savants européens, habitués à une logique rigoureuse et pour lesquels les mots ont un sens précis. Des conceptions telles que l’athéisme et le polythéisme semblent à un esprit de l’Occident séparées par un infranchissable abîme ; pour un Hindou, elles ne le sont pas du tout, et des conceptions en apparence aussi inconciliables se trouvent parfois enseignées dans les mêmes livres.

Ce défaut de précision, ces formes flottantes de la pensée, supportables à la rigueur, quand il s’agit de spéculations métaphysiques, de poésies, d’épopées religieuses, deviennent, quand elles sont appliquées à des sujets où la précision est indispensable, tout à fait choquantes. Elles ont empêché les Hindous de dépasser dans les sciences exactes la plus vulgaire médiocrité. Ils se sont assimilé aisément sans doute ce que les Arabes autrefois, les Européens aujourd’hui, leur ont appris, mais ils n’ont jamais réalisé aucune découverte dans cet ordre de connaissances.

Le manque de précision que je viens de signaler est tel que, sur les milliers de volumes que les Hindous ont composés pendant leurs 3000 ans de civilisation, il n’en est pas un seul contenant quelques dates exactes et qu’on puisse qualifier d’histoire. Ce n’est que par des moyens détournés que la science moderne a réussi à déterminer à quelques siècles près l’époque à laquelle leurs plus célèbres souve-