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PAULHAN.le devoir et la science morale

dients, et peut certainement avoir sa place dans un système complet de morale, mais non dans un essai de morale générale. En effet, pour que ces questions eussent une importance prépondérante, il faudrait qu’on eût prouvé que la morale doit être praticable : c’est ce qu’on n’a jamais fait. Je crois d’ailleurs qu’on ne s’est guère soucié de le faire parce que cela paraissait trop évident.

Et, cependant, il n’y a aucune raison d’admettre cette proposition. On propose un idéal à l’homme en lui disant : « Voilà ce qu’il faut faire pour être un homme moral. » C’est à lui ensuite à voir s’il peut et s’il veut s’y conformer. Mais, qu’il puisse ou qu’il ne puisse pas, qu’il veuille ou qu’il ne veuille pas, si l’idéal a été scientifiquement établi, on ne peut le changer.

Personne ne voudra nier sans doute qu’il est du devoir d’un peintre de faire de bons tableaux, et du devoir d’un soldat d’avoir du courage à la guerre. Cependant, il n’est pas donné à tout le monde d’avoir du génie ou du talent ni même d’avoir du courage. On dira sans doute que lorsqu’on n’est pas suffisamment doué pour la peinture, on a le devoir de ne pas prendre l’état de peintre. Dira-t-on aussi que lorsqu’on n’est pas suffisamment doué pour l’état de soldat, on ne doit pas embrasser la carrière militaire ? Mais on ne l’embrasse pas toujours de plein gré. Et dira-t-on également que si l’on ne possède pas et si l’on ne peut pas acquérir les qualités qu’un homme doit posséder, on ne doit pas continuer à vouloir être un homme, c’est-à-dire qu’il ne reste plus qu’à se tuer ? Sans doute cette opinion peut se soutenir, et même je la crois juste ; seulement, le nouveau devoir que l’on impose n’est peut-être pas plus praticable que l’autre, et il peut très bien se faire qu’on ne soit suffisamment doué ni pour accomplir ses devoirs d’homme, ni pour sortir des conditions d’existence qui nous imposent ces devoirs. Je pense que les partisans du libre arbitre qui paraissent en général restreindre beaucoup la fréquence des actes indéterminés pourraient accepter eux-mêmes ces conclusions. Mais soutiendra-t-on que le devoir est supprimé par cela seul qu’il ne peut être rempli, et parce qu’un homme sera menteur ou voleur, faudra-t-il en conclure qu’il n’a pas le devoir d’être honnête ou de dire la vérité ? Au point de vue de la conception du devoir que j’ai exposée, cela ne peut évidemment se soutenir. Le devoir est la réalisation de l’idéal établi par des procédés scientifiques. De ce que cet idéal ne peut être réalisé, on ne peut rien conclure contre sa valeur. Il est évident que, pour qu’une société puisse durer, il faut que certaines conditions d’harmonie intérieure ou extérieure soient réalisées. Si les membres de cette société ne réalisent pas ces conditions, cela n’enlève absolument rien au fait que ces conditions sont néces-