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La conception du devoir qui résulte de l’étude qui précède diffère évidemment de la notion ordinaire. Le devoir est pour nous la logique dans les actes, en appliquant le nom de logique aux lois idéales qui déterminent non seulement les conditions du raisonnement juste, mais aussi les conditions des expériences justes et des perceptions justes. Je veux dire que le devoir n’est pas seulement l’unification des fins dans l’individu, mais aussi l’harmonie entre les fins d’un individu et les fins des autres individus et les conditions de leur existence à tous. Le devoir est encore secondairement la recherche de cette unification, la marche vers ce « règne des fins », nous pouvons considérer comme commandées par lui toutes les actions qui dérivent logiquement de cette conception de l’idéal moral. Mais le devoir moral ainsi compris est un idéal et un idéal souvent irréalisable. Il n’est pas plus donné à tout le monde de bien agir qu’il n’est donné de bien raisonner ou d’avoir l’oreille juste. Sans doute nous avons reconnu que les conditions psychologiques de l’obligation morale, comme celles de l’obligation intellectuelle se trouvent chez tous les êtres réfléchis, mais nous avons dû reconnaître aussi que les sentiments d’obligation et les idées de devoir qui naissaient ainsi pouvaient s’appliquer à toute autre chose qu’à ce qui est en réalité le devoir et le bien, de même que la force de la logique qui nous pousse à admettre comme vraies certaines propositions peut bien souvent nous entraîner à l’erreur. Il faut donc distinguer aussi bien le devoir et l’idée que nous en avons, qu’il faut distinguer ce qui est vrai de la croyance en général. Et il y a ainsi forcément une inégalité profonde entre les hommes au point de vue de la moralité possible, comme il y en a une au point de vue de la logique et de la raison. Il y a des idiots en morale, comme il y a des idiots pour l’intelligence, et de même qu’il y a des esprits actifs qui, avec les meilleures intentions du monde, faute de réflexion, ou faute de justesse naturelle de l’esprit, commettent erreurs sur erreurs, de même il y a des hommes qui, avec du zèle et de la bonne volonté, sont en réalité d’une immoralité inconsciente très remarquable. La moralité a son aristocratie comme l’intelligence, et tout le monde ne peut être vertueux. Cependant tout le monde doit bien agir comme tout le monde doit raisonner juste ; ces propositions ne s’excluent pas ; le devoir, en effet, est seulement un idéal, il indique ce qui serait si ce qui est était bien. Dire que mon devoir est d’agir de telle ou telle façon, et ajouter que mon devoir est de bien agir, ce n’est rien autre chose que formuler sous une forme voilée cette tautologie : « Si j’agissais bien, j’agirais bien, ce qu’on exprimerait encore en disant que nous avons le devoir d’accomplir notre devoir.

Fr. Paulhan.