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REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

en germe dans les Premiers Principes. Mais nous les trouvons ici condensées en système et appuyées sur un nombre incalculable de faits empruntés à toutes les histoires. Pour l’érudition, qui est prodigieuse, cette sixième partie de la Sociologie ne le cède en rien aux autres. En même temps tous ces faits sont groupés et organisés avec la très grande ingéniosité que tout le monde connaît à l’éminent philosophe. C’est merveille de voir sortir de la croyance aux revenants, idée bien pauvre en apparence, l’idéalisme épuré de nos religions modernes, et cela sans que l’œil aperçoive dans cette longue évolution la moindre solution de continuité. Au premier abord il semble qu’il n’y ait rien de commun entre des dogmes aussi disparates, des cérémonies et des rites aussi variés. Mais si, avec M. Spencer, on pénètre au delà de cette surface, si on perce l’écorce, on retrouve partout le même développement, et à l’origine le même germe.

Naturellement, ce système a le défaut de tous les systèmes et on l’a, non sans raison peut-être, accusé de simplisme. La formule proposée paraît en effet bien exiguë quand on songe à la prodigieuse complexité des phénomènes religieux. On ne peut même s’empêcher de trouver singulièrement subtile l’explication du processus par lequel l’esprit serait passé du culte des morts au culte de la nature. Eh quoi ! le naturisme, cette religion qui a longtemps été la source la plus riche d’inspirations poétiques, et vers laquelle les peuples vieillis et fatigués de toutes les autres spéculations religieuses ont comme une tendance instinctive à revenir, aurait eu pour cause essentielle et presque unique une figure de rhétorique et une amphibologie ? On ne voit pas pourquoi les hommes, une fois qu’ils eurent formé le concept d’un esprit distinct du corps et l’animant, ne s’en seraient pas servis pour se rendre compte des phénomènes naturels. De même qu’ils concevaient à l’intérieur du corps humain une sorte d’âme, pourquoi n’auraient-ils pas imaginé sous les eaux du fleuve une force mystérieuse qui en règle le cours, derrière l’écorce de l’arbre une énergie secrète qui en fait la vie ? Ainsi, et bien des faits ont été cités à l’appui de cette thèse, le naturisme loin d’être issu de l’animisme en serait tout à fait indépendant. Il y a plus, et on s’est demandé si de ces deux religions la première n’avait pas été de toute nécessité antérieure à la seconde. En effet, pour concevoir des esprits qui peuvent, en intervenant dans la marche des choses, en troubler le cours naturel, il faut déjà soupçonner qu’il existe un ordre et une suite dans l’enchaînement des phénomènes. Or, c’est une notion trop complexe pour n’avoir pas été très tardive : elle a donc dû être postérieure aux premiers sentiments religieux. C’est pourquoi, suivant M. Réville, les premières manifestations religieuses auraient consisté dans l’adoration pure et simple des grandes forces de la nature personnifiées[1].

  1. Voir à ce sujet l’intéressante discussion de MM. Harrisson et Spencer : The Nineteenth Century. Janvier, juillet, mars, septembre 1884.