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REVUE GÉNÉRALE.durkheim. Les études de science sociale

de philosophie volontairement acceptée, elle n’est plus qu’un simple événement de la vie privée et de la conscience individuelle. Cette théorie aboutirait donc à cette conséquence que la religion tend à disparaître comme institution sociale. Mais il s’en faut de beaucoup que, comme le dit M. Spencer, la place et l’importance de la coutume aillent en diminuant avec la civilisation. Il est vraiment extraordinaire que ce grand esprit ait partagé aussi complètement l’erreur commune sur la toute-puissance croissante du libre examen. En dépit du sens courant de ce mot, un préjugé n’est pas un jugement faux, mais seulement un jugement acquis ou regardé comme tel. Il nous transmet sous une forme résumée les résultats d’expériences que d’autres ont faites et que nous ne pouvons pas recommencer à notre tour. Par conséquent, plus s’étend le champ de la connaissance et de l’action, plus il y a de choses qu’il nous faut croire d’autorité. En d’autres termes le progrès ne peut qu’augmenter le nombre de préjugés[1] ; et quand nous disons qu’il a tout au contraire pour effet de substituer partout et en toutes choses la claire raison à l’aveugle instinct, nous sommes victimes d’une véritable illusion. Comme une foule de préjugés héréditaires sont en train de s’écrouler et de disparaître parce qu’ils ne sont plus adaptés aux conditions nouvelles de la vie sociale, et comme au milieu de toutes ces ruines la raison raisonnante reste seule debout, il semble que tous les efforts de l’humanité n’aient eu d’autre but que d’en préparer l’avènement et d’en assurer la suprématie. Mais ce que nous prenons pour un idéal n’est qu’un état maladif et provisoire. Une société sans préjugés ressemblerait à un organisme sans réflexes : ce serait un monstre incapable de vivre. Tôt ou tard la coutume et l’habitude reprendront donc leurs droits et voilà ce qui nous autorise à présumer que la religion survivra aux attaques dont elle est l’objet. Tant qu’il y aura des hommes qui vivront ensemble, il y aura entre eux quelque foi commune. Ce qu’on ne peut prévoir et ce que l’avenir seul pourra décider, c’est la forme particulière sous laquelle cette foi se symbolisera.

En résumé, le droit, la morale, la religion sont les trois grandes fonctions régulatrices de la société ; ces trois ordres de phénomènes doivent donc être étudiés par une partie spéciale de la sociologie. Telle est la conclusion qu’il importe de retenir de toute cette discussion.

Mais quel est l’organe chargé de remplir ces fonctions ? On s’entend en général pour en attribuer la majeure partie à ce qu’on appelle l’État. Qu’est-ce donc que l’État ?

II. Il est peu de concepts plus obscurs. On a pu s’en apercevoir lors de la récente discussion qui fut soulevée à l’Académie des sciences morales. Les opinions les plus divergentes se firent jour sans qu’on pût aboutir à une conclusion, et pourtant toutes les doctrines n’étaient pas repré-

  1. Les préjugés d’aujourd’hui sont peut-être plus malléables que ceux d’autrefois, voilà tout.