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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

La seconde thèse paraît, au premier abord, beaucoup plus raisonnable. Ceux qui la soutiennent reconnaissent que l’œil de l’homme, celui des animaux, pourvu qu’il ait été convenablement exercé, voit réellement l’espace ; et comme l’éducation du sens de la vue se fait tout à fait dans le premier âge, et à une époque de la vie dont nous n’avons pu garder aucun souvenir, le champ des conjectures est ouvert relativement à ce qu’étaient nos sensations visuelles avant que cette éducation s’accomplît. Voyons donc quelles sont les raisons sur lesquelles on appuie la théorie en question. Ces raisons peuvent se résumer très exactement en cette proposition simple Celui de nos sens par lequel nous percevons l’étendue, c’est le sens musculaire ; donc il est impossible que la vue nous révèle jamais l’étendue autrement que par association de ses impressions avec celles du sens musculaire, parce qu’il est impossible qu’un état de l’œil nous fasse jamais connaître directement ce que serait tel état des muscles. « Avoir la notion de l’étendue en longueur et en largeur (par le sens de la vue), dit Stuart Mill, ce serait l’avoir de telle façon que nous pussions connaître certains faits musculaires sans les avoir éprouvés : savoir que, par exemple, quand nous plaçons le doigt sur l’extrémité d’une ligne ou sur la limite d’une surface, nous aurions à passer par telle série d’impressions musculaires pour aller de ce bout-là à l’autre bout. Y a-t-il la plus faible raison de supposer que, sur le témoignage de la vue seule, nous pourrions arriver à cette conclusion avant de recourir au sens du toucher[1] ? » M. Bain écrit de son côté : « Si je vois deux objets distincts devant moi, comme deux flammes de bougies, je les perçois comme objets différents, et comme séparés l’un de l’autre par un intervalle d’espace ; mais cette perception présuppose que l’on a déjà l’expérience et la connaissance (obtenue par le toucher et par le sens musculaire) de l’étendue linéaire. Rien ne prouve qu’à la première vue de ces objets, et avant toute association entre des apparences visibles et d’autres mouvements, je serais capable de percevoir dans cette double apparence une différence de lieu. Je sens une distinction d’impressions, on ne peut en douter, en partie optique, en partie musculaire ; mais, pour que cette distinction puisse signifier pour moi une différence de position dans l’espace, il faut qu’elle révèle un fait additionnel, à savoir qu’un certain mouvement de mon bras porterait ma main d’une flamme à l’autre ; ou que quelque autre mouvement de ma part changerait d’une quantité définie l’apparence que je vois à présent. Si je n’ai aucune information sur la possibilité des mouvements du corps en

  1. Philosophie de Hamilton. p. 280.