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étant déjà en possession d’une notion de la distance sans aucun rapport avec ce qu’il voyait. On peut invoquer en faveur de cette interprétation des raisons décisives. Par exemple nous aurons plus tard[1] à relater le cas d’un jeune aveugle opéré de la cataracte, à qui l’on montre un objet en mouvement, qui voit le mouvement de cet objet comme eût pu le faire un voyant depuis longtemps exercé, il n’y a pas de doute à cet égard, — nous en donnerons les raisons, et qui cependant est incapable, même après avoir été averti, de reconnaître que ce qu’il voit est un mouvement, parce que ce qu’il voit n’a aucun rapport avec le mouvement qu’il a perçu jusque-là par le tact, le seul mouvement par conséquent dont il ait encore l’idée. Le même phénomène se reproduit ici exactement, et en vertu de la même cause. L’aveugle voit dans l’espace, et par conséquent à distance ; mais cette vision de la distance n’a rien de commun avec l’idée tactile qu’il en a. Pour lui une distance entre son corps et un objet extérieur, cela signifie un certain mouvement de son corps à effectuer pour atteindre cet objet : or ici il perçoit sans mouvement ; il lui est donc impossible même de soupçonner qu’il perçoive à distance, et, si vous le lui dites, il vous croira peut-être, mais à coup sûr il ne vous comprendra pas. Cela étant, est-il surprenant qu’il se serve du mot toucher pour désigner l’objet de sa perception, et même qu’il croie effectivement à un contact entre son œil et l’objet qu’il voit ? Pas du tout, car du moment qu’il ne croit pas à une distance entre son œil et l’objet, il doit croire à un contact, et il est certain d’avance que, même si vous le priez de s’expliquer, de bien préciser le sens des termes, et de vous dire si réellement il voit l’objet touchant son œil, il persistera à vous dire que c’est au sens propre, non en un sens figuré qu’il emploie le mot toucher. Cette réponse est à prévoir, disons-nous, pour le cas même où l’aveugle verrait effectivement à distance. Qu’elle ait été formulée, non en ces termes précis, mais au contraire dans des termes vagues par les aveugles qu’avaient opérés Cheselden, Home et quelques autres, il n’y a donc pas à s’en étonner.

Ce qui prouve bien du reste qu’il ne faut pas attacher d’importance à cette expression des aveugles nouvellement opérés, que les objets « leur paraissent toucher leurs yeux », c’est qu’il résulterait de leur assertion que les objets nous apparaissent primitivement dans un plan qui n’est point hors de nous, et qui n’est point dans l’espace. Or c’est là un mode de représentation dont nous ne pouvons nous faire aucune idée, et qui de plus est, au point de vue géo-

  1. Dans le prochain article.