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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

primordial, sans explication possible, et c’était tout. Les philosophes et les critiques postérieurs, tout en signalant cette lacune de son système, se sont montrés généralement peu sévères à son égard. On peut se demander si cette indulgence n’était pas excessive. Qu’il nous fût impossible, à nous hommes, avec nos procédés de raisonnement et d’investigation, de rattacher l’intuition de l’espace aux conditions essentielles de toute représentation, cela pouvait s’admettre encore ; mais la chose allait beaucoup plus loin. Il faut bien admettre en définitive que toute intellection, quelle qu’elle puisse être, repose sur des rapports : là où il n’y a pas de rapports, aucune intelligence ne peut établir un lien entre les choses, et les expliquer les unes par les autres. Or quel rapport peut-il y avoir entre l’intuition (de l’espace) telle que la conçoit Kant, et l’esprit dans lequel cette intuition est donnée ? Aucun évidemment, car l’espace n’étant que la forme que doivent prendre les phénomènes pour pouvoir nous devenir des objets d’expérience, dire que l’espace a sa raison d’être dans la nature de l’esprit, c’est dire que la nature de l’esprit impose aux phénomènes la nécessité de se constituer sous forme d’espace ; mais alors il est clair que ce qui peut être rattaché à la nature de l’esprit, c’est une loi présidant à la constitution des phénomènes sous forme d’espace, et non pas, comme le veut Kant, une intuition de l’espace par l’esprit, intuition antérieure, du moins au point de vue logique, à la constitution même de ces phénomènes. La conséquence de ceci, c’est que Kant place au point de départ de tout l’ordre sensible et intellectuel un fait inintelligible en soi, puisqu’il est sans raison assignable, non seulement pour notre intelligence, mais encore pour toute intelligence, quelle qu’elle puisse être.

Au contraire, du moment que le fondement de la forme d’espace n’est plus une intuition, mais une loi, la difficulté disparaît. Alors on comprend la possibilité de rattacher par une déduction a priori la forme extensive que prennent pour nous les phénomènes aux conditions générales de toute représentation. Nous ne voulons pas, en ce moment, tenter une pareille entreprise : il nous suffit de constater qu’elle n’est pas irréalisable en soi[1]. Du reste Kant lui-même n’a-t-il pas frayé cette voie, et fourni un modèle excellent de ce genre de déduction, lorsqu’il s’est efforcé de prouver le caractère d’universalité et de nécessité a priori de plusieurs catégories, et spécialement de la catégorie causalité, en montrant que ces catégories constituent des conditions indépendamment desquelles les phénomènes

  1. Nous prendrons la liberté de rappeler ici que nous avons tenté déjà une déduction de ce genre, au moins à l’égard de la continuité de l’espace, dans notre Essai sur les formes a priori de la sensibilité, chap.  VI et VII.