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DUNAN.l’espace visuel et l’espace tactile

s’opérerait en nous-mêmes, mais dans l’opposition qui s’établit entre le mode de représentation des aveugles et le nôtre. C’est donc une conséquence très immédiate et très certaine de la thèse en question, que le monde que porte l’aveugle dans sa pensée et celui que nous portons dans la nôtre sont deux mondes absolument différents et sans aucune ressemblance possible entre eux. Mais le monde que le voyant porte dans sa pensée, c’est le monde réel tel qu’il est pour le voyant ; car il est bien sûr que les objets qui m’environnent et que je perçois réalisent très exactement les formes extensives que je me représente, et dont au reste ils m’ont fourni l’idée. Pour la même raison, le monde que l’aveugle porte dans sa pensée, c’est le monde réel tel qu’il existe pour l’aveugle ; de sorte que l’hétérogénéité que nous avons dû reconnaître aux deux représentations de l’étendue chez les voyants et chez les aveugles, nous conduit à cette conclusion très étrange au premier abord, qu’il existe effectivement deux natures de choses ou d’objets, constituant deux mondes très différents l’un de l’autre, le monde visuel que perçoivent les voyants et dans lequel ils vivent, et le monde tactile qui est propre aux aveugles.

Cependant il est évident que cette dualité du monde sensible ne saurait être définitive et absolue. Si différents qu’ils soient, le monde des voyants et celui des aveugles ne peuvent pas être totalement étrangers l’un à l’autre. Il est certain au contraire qu’ils se pénètrent l’un l’autre en quelque manière, puisque les aveugles entrent dans notre représentation comme nous entrons dans la leur ; et même ils ont nécessairement un fonds commun, puisqu’il n’est pas douteux que, lorsqu’un aveugle met la main sur un corps que nous considérons des yeux, c’est en soi un seul et même corps que nous percevons lui et nous, quelque différentes d’ailleurs que puissent être les images suscitées dans son esprit et dans le nôtre. Donc la dualité, et même l’hétérogénéité de ce que nous appellerons, pour abréger, le monde de la vue et celui du toucher, ne peut manifestement s’entendre qu’au sens d’un monde un en soi, qui prend par rapport à nous des formes très différentes, et même sans aucune ressemblance entre elles, suivant l’organe par lequel nous percevons. Mais qu’est-ce que ce fonds commun à la représentation des aveugles et à la nôtre, dans lequel consiste nécessairement l’unité objective du monde, et quelle idée faut-il s’en faire ? Admettrons-nous avec un bon nombre de philosophes contemporains que c’est une chose inconnue, et en soi inconnaissable, étrangère par essence à toute pensée, provoquant nos représentations, s’y manifestant même en quelque manière, puisqu’elle y donne lieu, mais n’y entrant jamais ? Cela est impossible. Puisque nous cherchons quelque chose qui soit