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BOURDONl’évolution phonétique du langage

gements phonétiques. Par conditions nous entendons les influences générales qui prédisposent une articulation à se déplacer dans une direction déterminée, quelle que soit la langue que l’on considère. Par causes, au contraire, nous entendons les conditions dernières, particulières à chaque langue, qui, s’ajoutant à ces conditions générales, ont fait que le changement prévu s’est produit ou que, parmi les divers changements possibles, il en est un qui s’est définitivement réalisé. Cette distinction des conditions et des causes mérite d’être faite. C’est en partie parce qu’on ne la fait pas ordinairement qu’on se contente d’invoquer, pour expliquer l’évolution du langage, des principes généraux comme celui de la moindre action[1], principes tellement vagues qu’il est impossible d’en tirer pratiquement aucun parti[2].

Nous trouvons d’abord, dans tout parler, des conditions générales de nature mécanique. L’articulation, en effet, étant un mouvement, a les propriétés physiques du mouvement. Il en est d’ailleurs de même de tout mouvement que nous faisons. Jamais notre volonté n’arrive à disposer entièrement des mouvements qu’elle fait exécuter à nos membres. Si par exemple on essaye de toucher assez rapidement avec le doigt un point marqué sur le mur, on manquera souvent ce point. Une fois l’impulsion mécanique donnée, la volonté n’est pas entièrement maîtresse de l’arrêter. Il doit se présenter quelque chose d’analogue parfois dans l’articulation, surtout si l’on parle vite. On peut par exemple entendre souvent en France prononcer chfal au lieu de cheval ; il est très probable qu’une des raisons de cette prononciation c’est la difficulté physique, mécanique, d’arrêter l’impulsion qui a produit le ch, c’est-à-dire un son sourd ; en conséquence le v qui suit s’assourdit lui-même et devient presque un f. On peut rapprocher ce fait de ce qu’on a appelé l’assimilation progressive, c’est-à-dire celle qui a pour résultat d’assimiler une articulation à celle qui la précède. L’assimilation régressive elle-même, par exemple l’assimilation du c dans les mots fatto, detto, etc., se rattache vraisemblablement en partie à une action physique analogue. C’est ce que l’on a nié, en s’appuyant précisément sur ce fait qu’elle est régressive[3].

  1. Brachet, Dictionnaire étymologique, p. xxvii ; Whitney, la Vie du Langage, 3e édit., p. 42.
  2. Les néo-grammairiens remarquent à ce sujet très justement que ce qui est aisé pour un peuple peut être malaisé pour un autre. Ainsi les Allemands prononcent difficilement les voyelles nasalisées françaises an, in, etc. — Les néo-grammairiens se distinguent des anciens principalement par une application plus stricte du principe de la constance des lois phonétiques, dont il sera parlé plus loin, et par l’usage qu’ils font de l’analogie. Il leur est fait, dans cet article, un certain nombre d’emprunts.
  3. Steinthal, Gesammelte kleine Schriften, Assimilation und Attraction.