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l’ouïe est plus en mesure d’exercer un contrôle vis-à-vis de l’articulation de la syllabe accentuée que vis-à-vis de celle de la syllabe non accentuée. Cela peut contribuer avec l’intensité plus considérable du mouvement pour l’articulation accentuée à assurer à celle-ci une conservation plus grande ; on remarque, par exemple, que dans le cas où l’accent suivait, le k, le p et le t, en allemand, sont simplement devenus g, d, b, tandis que, quand il précédait, ils sont devenus h, f, th. On peut dire, il est vrai, qu’en français c’est la voyelle accentuée qui dans des cas comme aime, lieve, trueve, etc., par opposition à amer, lever, trover, etc., subit la plus grande modification. Mais cela s’explique aussi. C’est parce que la voyelle accentuée a chance de durer plus longtemps que la voyelle non accentuée ; elle peut en conséquence persister avec une certaine intensité pendant les positions de la bouche qui forment la transition, par exemple de a à m, et tendre dès lors nécessairement à se transformer en diphtongue. On peut remarquer qu’il est impossible en effet de prononcer ame en accentuant et prolongeant fortement l’a sans transformer ce dernier assez distinctement en une diphtongue, quelque chose comme aë-m[1].

Un autre phénomène physiologique joue encore un rôle considérable dans le changement phonétique : c’est l’habitude. On peut considérer tout le langage d’un homme adulte comme un complexus d’actions organisées en lui par la répétition, devenues habitude. À ce titre l’habitude doit, il est vrai, plutôt faire obstacle au changement phonétique que tendre à le causer. Mais il ne faut pas oublier que les actions qui empêchent le changement servent aussi bien à l’expliquer que celles qui le produisent directement. Le résultat final est, en effet, la résultante de ces actions conservatrices et modificatrices combinées. Ce fait se vérifie lorsque l’on apprend une langue

  1. Sur les confusions acoustiques dans le langage, voy. des remarques intéressantes de l’auteur et du traducteur dans M. Müller, Nouv. leçons sur la Science du langage, p. 206, 211 et suiv. ; ils citent en français hériquié, amiquié, cintième, etc., pour héritier, amitié, cinquième, etc. Il y aurait une jolie étude à faire, pour qui serait en mesure de l’entreprendre, et qui compléterait les traités de phonétique comme celui de Sievers, qui se bornent à considérer l’articulation : ce serait celle de la perceptibilité auditive relative des divers sons que nous émettons. Helmholtz a déjà fait cette remarque dans son Acoustique physiologique que, si on écoute parler des gens qui s’éloignent, il est des sons qu’on cesse de distinguer plus tôt que d’autres. La difficulté, dans des expériences sur ce sujet, consisterait à pouvoir s’assurer de l’intensité et de la durée de la prononciation des divers sons émis, attendu qu’elles agissent aussi sur la perceptibilité. Peut-être pourrait-on le faire en se servant des appareils nouveaux inventés par la physique, par exemple en se servant d’un phonautographe. Voir, sur les essais qui ont été faits par l’Anglais Barlow d’une reproduction graphique des sons de l’alphabet, une note de Jamin, Cours de physique, 3e édit., t.  III, p. 176.