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indépendant, comme aujourd’hui encore beaucoup de gens ont une tendance à croire que la métaphysique, la science, la religion sont des entités indépendantes ; l’origine de ces erreurs, c’est qu’on identifie au langage, à la science, etc., les produits extérieurs (livres écrits, ouvrages et inventions scientifiques, etc.) de l’activité déployée par nous quand nous écrivons, étudions, inventons, etc. Le langage est donc un ensemble de mouvements de nos organes d’articulation. À ces mouvements se rattachent d’ailleurs des phénomènes psychologiques plus ou moins compliqués, mais qui, à proprement parler, ne sont pas le langage, ne sont pas du moins ce qu’il y a de spécifique dans le langage.

Les conditions du langage sont en partie de nature purement physique, en partie de nature psychologique et sociale. À la première catégorie appartiennent les conditions mécaniques et phonétiques. On a vu, quant à celles-ci, comment les néogrammairiens se sont appliqués à déterminer avec le plus de précision possible l’anatomie et la physiologie de l’articulation. Pour ceux qui croient à la possibilité de sauts brusques dans l’évolution du langage, c’est là peine perdue ; pour ceux au contraire qui croient que cette évolution a dû se faire lentement et inconsciemment, la connaissance de ces conditions anatomiques et physiologiques est d’une importance capitale. La principale des conditions psychologiques, c’est qu’en parlant nous n’avons presque aucune conscience des éléments du mot ; nous pouvons réfléchir quelque peu à la phrase avant de parler, quelque peu encore, quoique moins qu’à la phrase, au mot, mais, une fois le mot commencé, le reste en général suit pour ainsi dire machinalement. Autrement dit, le degré de volonté qui se manifeste dans le langage va diminuant de la phrase au mot et du mot aux éléments phonétiques de ce mot qui peuvent être considérés comme articulés en général d’une manière à peu près réflexe. On s’appuie sur ce fait pour établir déductivement l’inflexibilité des lois phonétiques. Quant à l’action qu’exercent les uns sur les autres les individus vivant en société, elle tend, dans le langage comme ailleurs, à introduire l’uniformité, sans pouvoir cependant rien créer ; ici comme dans toute autre catégorie de faits sociaux, toute initiative part de l’individu, soit qu’elle ait pour cause elle-même une spontanéité absolue, soit qu’elle tienne à quelque influence physique extérieure. La société cependant intervient en ce sens qu’elle empêche un phénomène purement individuel de produire des effets durables, à moins cependant que l’individu chez qui le phénomène se rencontre n’exerce sur son entourage une influence considérable, et alors la société propage ce phénomène.