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REVUE GÉNÉRALE.crise de la morale, etc.

de l’esprit, au fond, éminemment pratique et quelque peu draconien qui caractérise les novateurs italiens, à cette poésie refoulée et intarissable, féconde en délicatesses d’images ou en ingéniosités d’idées, qui dissimule parfois sous son charme la profondeur habituelle à l’auteur d’une Morale sans obligation ni sanction, rêve doré peut-être, mais doré dans le sens où l’on dit les vers dorés de Pythagore. Nul n’a fouillé plus à fond les racines du devoir ; nul n’a mis plus à nu leur fragilité. Il a bien vu que le sacrifice au devoir implique la foi à quelque hypothèse, un risque couru par la volonté et la raison. Mais cela même l’électrise, et, jugeant toutes les âmes d’après la sienne, il estime que la perspective d’un si beau danger envisagé face à face, sans nulle illusion, est propre à redresser le ressort moral. Il eût dit vrai, je crois, si, complétant et rectifiant sa pensée, il eût ajouté que la foi à l’hypothèse choisie, pour être efficace, doit être pleine, et partant illusoire, et que la suggestion ambiante, la contagion d’un milieu social imprégné de cette croyance fondamentale (disons aussi de quelque désir non moins fondamental) est nécessaire pour produire ce degré de conviction. L’individu qui est seul à croire ce qu’il croit ne croit jamais bien fort.

Il faut rendre cette justice aux évolutionistes (en morale héritiers des utilitaires, sous bénéfice d’inventaire d’ailleurs) qu’ils n’oublient jamais l’origine et la nature toute sociologique du devoir. Ce point de vue prête à toutes leurs théories morales un intérêt et une importance qui, en dépit d’étranges lacunes, expliquent leurs succès. Il a déjà été rendu compte dans cette revue de l’Évolution de la morale, par M. Letourneau[1]. Je n’ai pas à y revenir. Cependant cet ouvrage nous achemine par une pente naturelle aux travaux récents des criminalistes ; car le crime historique ou préhistorique y déborde. L’évolution de l’immoralité, comme il convenait du reste, y tient une place énorme. Sur les formes successives du délit, sur les transformations de la peine et de la responsabilité collective ou individuelle, on y trouve une foule de renseignements et de documents puisés aux bonnes sources. L’auteur, par certains côtés, échappe à l’école matérialiste dont il professe les principes ; il se sépare aussi de Spencer par son mépris de la « morale industrielle et mercantile » qu’il fait bon voir opposer aux complaisances du grand penseur anglais pour l’industrialisme de sa nation. Il rend justice au passé, même militaire. « Si nous honorons le courage, si, même au sein d’une civilisation énervante, mis en face d’un péril, nous entendons encore au fond de notre conscience une voix nous crier qu’il est bien de faire front, que la fuite est honteuse, qu’il faut savoir mourir, c’est que, des milliers et des milliers de fois, nos ancêtres, depuis les plus lointains, ont risqué leur vie, en tenant ferme devant le danger, devant l’ennemi animal ou humain. Si le vol est considéré comme un acte déshonorant… c’est que, des milliers d’années durant, il a été interdit, blâmé par la morale et puni par les lois avec une sévérité souvent atroce. » Fort bien, mais

  1. Delahaye et Lecrosnier, éditeurs, 1887.