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d’horlogerie de La Mettrie est devenu tout à fait impuissant à rendre compte de la vie. « D’un autre côté, l’individu que l’on considérait comme isolé, enfermé dans son mécanisme solitaire, est apparu comme essentiellement pénétrable aux influences d’autrui, solidaire des autres consciences, déterminable par des sentiments impersonnels[1]. » Le système nerveux ne se conçoit plus aujourd’hui que comme le siège de phénomènes dont le principe dépasse de beaucoup l’organisme individuel : la solidarité domine l’individualité. Il est aussi difficile de circonscrire dans un corps vivant une émotion esthétique, morale, religieuse, que d’y circonscrire de la chaleur ou de l’électricité ; les phénomènes physiques et intellectuels sont également expansifs et contagieux. Les faits de sympathie, soit nerveuse, soit mentale, sont de mieux en mieux connus ; ceux de suggestion et d’influence hypnotique commencent à être étudiés scientifiquement. Des cas maladifs, qui sont les plus faciles à observer, on passera peu à peu aux phénomènes d’influence normale entre les divers cerveaux et, par cela même, entre les diverses consciences. « Le xixe siècle finira par des découvertes encore mal formulées, mais aussi importantes peut-être dans le monde moral que celles de Newton ou de Laplace dans le monde sidéral : celles de l’attraction des sensibilités et des volontés, de la solidarité des intelligences, de la pénétrabilité des consciences. » Il fondera la psychologie scientifique et la sociologie, de même que les xviie et xviiie siècle avaient fondé la physique et l’astronomie. Les sentiments sociaux se révéleront comme des phénomènes complexes produits en grande partie par l’action ou la répulsion des systèmes nerveux et comparables aux phénomènes astronomiques : la science sociale, dans laquelle rentre une bonne partie de la morale, de l’esthétique, de la religion, deviendra « une astronomie plus compliquée ». Enfin, elle projettera une clarté nouvelle « jusque sur la métaphysique même ». Prenons pour exemple le déterminisme ; voilà une doctrine qui, en nous déniant cette forme de pouvoir personnel qu’on nomme libre arbitre, semblait d’abord n’avoir qu’une influence dépressive ; et cependant elle paraît aujourd’hui donner naissance à des espérances métaphysiques, très vagues encore, mais d’une portée illimitée, puisqu’elle nous fait entrevoir « que notre conscience individuelle pourrait bien être en communication sourde avec toutes les consciences, et que, d’autre part, la conscience, ainsi épandue dans l’univers, y doit avoir, comme la lumière ou la chaleur, un rôle important, capable sans doute de s’accroître et de s’étendre dans les siècles à venir[2]. »

  1. L’art au point de vue sociologique. Introduction.
  2. L’art au point de vue sociologique. Ibid.