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ANALYSES.nourrisson. Philosophies de la nature.

Cette idolâtrie de la nature se retrouve plus ou moins à toutes les époques, mais principalement aux xvie et xviiie siècle. Seulement, au siècle dernier, elle n’est guère le plus souvent qu’une forme assez grossière du matérialisme et de l’athéisme. Ce n’est même plus le panthéisme mystique et poétique de Bruno. Ainsi, pour d’Argens, Dieu est « un vieux meuble hors d’usage ; l’âme,… une qualité occulte inventée par Platon, perfectionnée par Descartes, changée en article de foi par les théologiens. Il n’y a en réalité que la nature qui seule fait tout ou qui peut tout. » Nature, ici, ne peut vouloir dire que matière. Helvétius prononce de son côté « que tout se résume dans la nature et qu’il n’y a dans la nature que des individus auxquels on a donné le nom de corps ». D’Holbach, dans son Système de la nature, ne parle que de matière. La matière est éternelle, elle se meut par elle-même, elle peut tout. Tout ce qui n’est pas matière n’est rien. — Voilà au moins qui a le mérite d’être net. Mais à quoi bon alors conserver ce mot équivoque de nature ? Pourquoi ne pas dire simplement la matière ? C’est que l’on craignait les conséquences sociales de la doctrine. D’Argens est convaincu « que, parmi les gens d’un certain rang, on peut être honnête homme sans croire à l’immortalité de l’âme » ; mais il n’en juge pas moins ce dogme « nécessaire pour contenir le bas peuple et les personnes vulgaires ». Lamettrie, de son côté, estime qu’on peut très bien vivre en citoyen et penser en philosophe ; mais… il juge « qu’au vil troupeau d’imbéciles mortels, à l’hydre à cent mille têtes folles, ridicules, imbéciles, comme il faut la potence et l’échafaud, il faut aussi des lois, des mœurs, une religion ». Bref, athéisme et matérialisme ne sont pas faits pour le peuple.

Le sage a seul le droit de se dire un athée,

chante lourdement Sylvain Maréchal. Il est étrange que certains, aujourd’hui, prennent ces athées du xviiie siècle pour des émancipateurs, des amis du pauvre peuple opprimé par les prêtres et les tyrans. Je ne crois pas qu’on ait jamais poussé plus loin qu’eux le mépris de la vile multitude.

La philosophie allemande issue de Kant n’échappe pas à ce fétichisme de la nature ; au lieu d’approfondir ce concept, elle se répand en une vague phraséologie, ou se paye de métaphores. « La nature, écrit Schelling, n’est pas une masse inerte ; elle est, pour celui qui sait se pénétrer de sa sublime grandeur, la force créatrice de l’univers, force sans cesse agissante, primitive, éternelle, qui fait naître dans son propre sein tout ce qui existe, périt et renaît tour à tour. » Et Hegel : « Le monde est une fleur qui procède éternellement d’un germe unique ; cette fleur est l’idée divine, absolue, universelle, produite par le mouvement de la pensée ; divin aussi est l’effort par lequel l’esprit tend à prendre conscience de lui-même ; l’idée est toute réalité ; en l’idée tout vit et revivra. » Il est permis à ceux qui aiment les définitions précises et les idées claires de ne pas se montrer entièrement satisfaits.