Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXVIII, 1889.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
revue philosophique

ainsi que l’Espace-Temps, la Divinité ainsi que la Langue, sont des catégories. Ce sont là des catégories logiques, c’est-à-dire n’ayant trait qu’aux fonctions intellectuelles du Jugement et de la Religion. Mais il y a aussi des catégories ou demi-catégories téléologiques, qui répondent aux fonctions pratiques de la volonté et du gouvernement. L’agréable et le douloureux sont, l’un poursuivi, l’autre évité par le vouloir de l’individu primitif comme des choses qui existent en dehors de lui, et qu’il incarne dans les objets matériels de ses perceptions ; de même, le bien et le mal sont poursuivis ou évités par le devoir de l’homme social, comme des réalités idéales ou des idéalités réelles qu’il cherche à fixer et qu’il fixe en effet en les incorporant dans les objets divins de son adoration. Il y a donc, en tout, pour l’esprit individuel, les catégories suivantes, logiques ou téléologiques : la Matière-Force, l’Espace-Temps, le Plaisir et la Douleur ; et pour l’esprit social : la Divinité, la Langue, le Bien et le Mal. Essayons de montrer leur mode de formation, leurs analogies et leur rôle[1].

Supposez que l’idée de matière manque au cerveau de l’enfant, et imaginez le trouble inapaisable de son esprit dans ce chaos de sensations visuelles, tactiles, sonores, olfactives, qui l’assailleraient en même temps. Forcé de se les attribuer à lui-même et à lui seul, du moins après que le sentiment net ou confus du moi a pris naissance par une première convergence centrale de ses énergies, il se trouverait formuler à la fois dans ses perceptions les propositions les plus contradictoires : « Je suis ce rouge et je suis ce bleu, je suis ce bruit et je suis ce son, je suis ce froid et je suis ce chaud, etc. » On dira peut-être qu’il lui serait loisible de rattacher ses sensations, non à lui-même, mais les unes aux autres, de dire par exemple : « Ce cri a cette couleur (ou est cette couleur) ; cette odeur est ou a cette température, etc. » Mais dans ces jugements, le choix du sujet serait arbitraire ; et, en outre, tant que leurs termes, les sensations différentes, ne seraient pas jugées autres que lui-même, ces nouveaux jugements impliqueraient au fond la même contradiction que les précédents. Le besoin de ne pas se contredire, et, autant que possible, de se confirmer, oblige donc le cerveau naissant à imaginer l’autre que soi, à affirmer cet inconnu et cet inconnaissable, pour mettre fin à ses difficultés intérieures. Ce non-soi, produit d’une négation hardie et

  1. Les considérations, les analogies qui vont suivre ont un caractère aventureux qui pourra effaroucher nombre de lecteurs. Mais, bien qu’elles rentrent assez naturellement dans le plan général de mes manières de voir en sociologie, elles pourraient en être retranchées sans que leur condamnation entraînât celle du reste. Je tiens à noter ici ce défaut de solidarité entre ce qu’il y a de conjectural et ce qu’il y a de démontré ou de plausible dans mes idées.