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devenue libre ; l’acte alors exprime son activité totale, ce qui ne pouvait avoir lieu auparavant, et il en résulte qu’il doit paraître et paraît, en effet, supérieur à la condition présumée de son existence, car cette condition a pu être sans qu’il fût. C’est là toutefois une illusion. La puissance que l’acte dépasse est une puissance limitée et amoindrie dans la lutte ; dès qu’elle redevient elle-même, dès qu’elle a pu s’affranchir de tout obstacle et de toute entrave, l’acte n’en est plus que l’exacte et rigoureuse expression.

La stricte égalité, disons mieux l’identité de la puissance et de l’acte, au sens exact de ces termes, est donc une conclusion nécessaire de la raison. Pour expliquer le progrès, il faut, au lieu d’un mouvement dans lequel l’acte dépasserait toujours la puissance, imaginer une puissance sans cesse grandissante, et représentée, à chaque stade de son développement, par des actes qui, de moment en moment, le rendraient sensible. Mais une telle hypothèse n’est légitime que si l’on demeure dans la sphère du multiple et du fini. Le progrès dont la dernière raison est sans doute l’attrait supérieur du bien, ne se réalise, ainsi que l’ont bien vu les Darwin et les Hæckel, que par la lutte, et la lutte est impossible si la multitude n’est pas.

Vouloir qu’un être unique progresse, c’est vouloir qu’il ne soit pas d’abord tout ce qu’il peut être, et par suite qu’il se crée à lui-même des obstacles pour le plaisir d’essayer peu à peu de s’en affranchir, sans qu’on puisse d’ailleurs concevoir qu’il y arrive jamais, et parvienne enfin à se retrouver tout entier.

Faut-il, malgré tout, que l’inconcevable existe et que l’impossible se réalise ? Pas plus que l’être achevé, l’être progressif n’enfermera ni accidents, ni modes distincts. L’accident, on l’a vu, ne peut trancher sur l’essence que si, au lieu de dépendre d’elle seule, il est fonction à la fois du dedans et du dehors. Or l’être dont on parle ne peut être aux diverses époques de son progrès que ce qu’il doit être en vertu de sa nature, car, par hypothèse, nulle action du dehors ne le modifie. Il faut donc le considérer comme une suite d’êtres différents les uns des autres, tels néanmoins que chacun d’eux ne relève que de lui-même, et se confonde à chaque instant avec la manière d’être qui l’exprime.

Mais que parlons-nous d’expression ? Nous sommes toujours dupes de nos associations habituelles. Exprimer une chose, c’est la rendre sensible et la rendre sensible à quelqu’un. Or, dans la supposition d’un être unique, où trouver la dualité nécessaire à un tel acte ? D’ailleurs, qui exprime traduit, et qui traduit donne à ce qu’il traduit une couleur qui n’est pas la sienne. Chaque terme, dans la traduction, est un symbole, et le symbole, si transparent qu’on le