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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/157

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g. tarde. — l’art et la logique

sympathie, dont l’art, et puis la morale, sont l’épanouissement. — En second lieu, autant les besoins de nutrition sont constants, réguliers, périodiques, et se reforment d’eux-mêmes spontanément sans avoir besoin d’être provoqués par la vue des objets propres à les satisfaire, autant les désirs de reproduction ont d’irrégularité, et dépendent des rencontres qui les provoquent. Ces désirs intermittents, variables, nés de la découverte de leurs propres objets, on les appelle amours. Et l’on s’explique à présent pourquoi l’art a soif de rénovations ou de variations incessantes. — Rien de plus fixe en nous que les besoins proprement dits, rien de plus élastique au contraire que la faculté d’aimer : une femme trouvée sur notre chemin suffît à nous révéler des avidités de cœur dont nous pensions naguère être à tout jamais incapables ou guéris. Mais l’amour, n’est-ce pas essentiellement confiance et foi, et, dans le désespoir même, illusion d’une plénitude de bonheur possible ? Eh bien, le privilège de l’art est de susciter en nous des sentiments qui jouent dans la vie et la logique sociales, précisément le rôle de l’amour dans la vie et la logique individuelles. Le sentiment de l’art est un amour collectif et qui se réjouit d’être tel. Quand un homme est épris d’une femme qu’il sait aimée par d’autres, il souffre de ce partage ; mais chaque spectateur qui admire un tableau, chaque auditeur qui applaudit un poème, est heureux de voir son admiration partagée. — L’art est la joie sociale, comme l’amour est la joie individuelle.

Un autre caractère du désir de consommation artistique, c’est qu’il est éprouvé par le producteur lui-même. L’artiste cherche à flatter son goût propre et non pas celui de son pubhc seulement. En même temps qu’il est le père idéal de son œuvre, il en est l’époux mystique comme le spectateur ou l’auditeur qui s’unit à elle en une sorte d’hymen spirituel par la vue et l’ouïe, et non par les bras et le toucher. Il n’en est jamais de même dans l’industrie, où le tailleur ne fait pas des habits pour les endosser ni le cordonnier des bottines pour les mettre à son pied. Et cette remarque nous conduit à nous occuper un peu, maintenant, des désirs de production artistique ou industrielle.

G. Tarde.
(La fin prochainement.)