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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/304

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suite de quelque choc extérieur, inévitable d’ailleurs un jour ou l’autre, à savoir par la rivalité d’un métier nouveau, d’un système gouvernemental ou d’un dogme religieux jugés préférables ; ils ne portent pas en soi les causes de leur destruction, à bref délai. Ou, quand ils se suicident, c’est, une fois installés, pour avoir voulu se donner le luxe d’une variation qui leur est toujours dangereuse, au lieu de se borner à une répétition uniforme et machinale. Mais l’art ne meurt pas seulement, il se tue ; et, s’il vit quelque temps, ce n’est qu’à la condition de se diversifier sans cesse. Il en est de même de la vie. Pendant que les astres gravitent et que les molécules ondulent avec un air de régularité imperturbable jusqu’aux rencontres accidentelles qui rompront sans doute dans la suite des temps ces monotones périodicités ; pendant, même, que les types organiques, abstraitement considérés[1] comme des équilibres mobiles de pareille sorte, semblent non moins stables en eux-mêmes, non moins susceptibles, dans un milieu non changeant, de durée indéfinie ; l’être vivant, lui, est voué à la mort dès le berceau, comme si, les variations originales qu’il apporte au monde étant son unique raison d’être, il était forcé de se renouveler pour vivre jusqu’à, épuisement complet et prompt de son originalité.

On m’objectera peut-être que les œuvres dites classiques ont, en tout pays, ce privilège de reluire toujours d’un éclat nouveau après les rayonnements plus vifs, mais passagers, qui de temps à autre les éclipsent. Je ne le nie pas ; et ce fait serait bien de nature à faire imaginer que certaines œuvres, par leur accord singulier avec le fond peu changeant d’une race, d’une nation ou d’une civilisation, sont comparables à certains procédés industriels, par exemple la fabrication du pain ou la construction des murailles, qui, répondant parfaitement à des besoins primitifs, très simples et très permanents, sont destinées à être d’un emploi perpétuel, — ou bien à certaines formules scientifiques, la loi de l’attraction newtonienne, notamment, qui, exprimant l’ajustement le plus parfait possible de l’esprit humain, du langage humain, à la réalité extérieure, sont pareillement destinés à se répandre par les progrès de l’instruction aussi longtemps que le cerveau de l’homme persistera avec ses traits spécifiques. Mais cette remarque n’ôterait rien à la vérité du contraste signalé

  1. Les outils, les procédés de l’industrie passent et se remplacent, mais les besoins auxquels ils répondent demeurent toujours : besoin de s’alimenter, de se vêtir, de s’abriter, etc. Au contraire, les besoins supérieurs et artificiels, vraiment sociaux, auxquels répond l’art, passent et s’en vont, mais les types artistiques restent, et servent ensuite à d’autres fins. Eu cela encore l’art ressemble à la vie.