Aller au contenu

Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/316

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
306
revue philosophique

des genres littéraires, l’ordre d’évolution indiqué par l’éminent philosophe anglais est des plus contestables. Il y a des raisons sérieuses de croire, par exemple, que les premières peintures florentines ont été provoquées non par la vue de mosaïques ou de fresques incorporées aux murs d’édifices religieux ou civils, comme il le faudrait d’après Spencer, mais bien par la vue des miniatures qui ornaient les manuscrits du moyen âge[1]. « Même en peignant leurs grands tableaux, dit M. Lecoy de la Marche, Giotto, le Pérugin, Raphaël, ont l’air de se souvenir des brillantes enluminures où ils ont puisé dès leur enfance le goût du dessin, en feuilletant les vieux manuscrits de leurs églises et de leurs bibliothèques. » Les premiers tableaux florentins sont des miniatures agrandies et détachées, et les miniatures elles-mêmes, avant d’être des estampes indépendantes du texte, ont commencé par être de simples jambages des lettres initiales : on suit les étapes de cette transformation.

Ce n’est pas l’architecture, c’est la parole qui a été le premier des arts. De la parole, parlée ou écrite, tout art dérive. On a fort bien prouvé que toute écriture a commencé par être un dessin, une imitation de la nature ; on prouverait aussi bien que tout dessin a commencé par être une écriture ; et cela même nous explique le caractère à la fois raffiné et, d’après nos idées modernes, incorrect, des primitives gravures mexicaines ou égyptiennes. « Des peuples qui expriment leurs idées par des peintures, dit Humboldt, attachent aussi peu d’importance à peindre correctement que des savants d’Europe à employer une belle écriture dans leurs manuscrits. » Quand ces savants soignent leur écriture, c’est pour la rendre expressive plutôt qu’élégante ; et tel est le cas des artistes pharaoniques ou aztèques quand ils s’appliquent. — Poursuivons. Il serait aisé de prouver, je crois, que toute parole a commencé par être une musique imitative des bruits de la nature encore plus qu’un cri de douleur ou de joie, une onomatopée encore plus qu’une interjection ; et, à l’inverse, toute musique n’a-t-elle pas débuté par être un langage en ce sens ? — Seulement, il y a à noter une différence instructive entre les deux évolutions qui ont pour points de départ le dessin, onomatopée écrite, et l’onomatopée, dessin parlé ou musical. Tandis que le dessin, en se développant sans cesse à part de l’écriture au cours de la civilisation, devient l’ensemble des arts plastiques, sculpture et peinture (pourquoi pas architecture aussi ?), et paraît susceptible de variations inépuisables, l’onomatopée séparée

  1. Je renvoie à l’ouvrage de M. Lecoy de la Marche sur la Miniature et les manuscrits (Quantin, 1883).