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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/409

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p. janet. — cas d’aboulie et d’idées fixes

que nous avons décrit sous le nom d’un instant clair. Le changement était fait le matin, elle passait l’après-midi dans ce bel état, mais le soir, ordinairement vers quatre heures, survenait brusquement une crise de nuage, à la suite de laquelle Marcelle se relevait aussi sombre que la veille, en proie à une nouvelle idée fixe. Je me souviens d’avoir étudié autrefois, à l’hôpital du Havre, une hystérique qui avait les deux jambes contracturées en extension. J’arrivais, quoique avec peine, à lui décontracturer les jambes pendant un somnambulisme provoqué le matin. Mais le soir survenait une crise d’hystérie, et régulièrement je retrouvais la malade le lendemain matin avec les deux jambes contracturées. Marcelle se comportait de la même manière avec ses idées fixes et m’imposait le même travail interminable.

Je remarquai ensuite avec peine que la nouvelle idée fixe, qui venait ainsi remplacer celle que j’avais enlevée, était toujours bien plus tenace que la précédente. Au lieu de céder après quelques séances de somnambulisme, elle se prolongeait longtemps, ne disparaissait qu’en partie et se reproduisait régulièrement tous les soirs avec une violence à peine diminuée. D’autre part le sujet, pendant le somnambulisme, résistait de plus en plus, pour défendre son idée fixe ; il semblait maintenant se rendre compte de ce que je voulais faire et se débattait désespérément. Chaque séance de somnambulisme devenait une sorte de bataille, de laquelle je ne sortais pas toujours vainqueur. Si je réussissais, le réveil était bon, et Marcelle avait un instant clair ; si je ne réussissais pas, le réveil était mauvais, et Marcelle était aussi tourmentée et aussi aboulique qu’auparavant.

Cependant, plusieurs idées avaient déjà disparu en apparence définitivement, les hallucinations lugubres, la bête dans la tête, la haine des parents, la substitution d’enfants, etc., et j’avais lieu d’espérer que cette succession d’idées absurdes ne serait pas éternelle, quand surgit une idée fixe beaucoup plus grave qui nous causa bien des embarras. Depuis qu’elle était à l’hôpital, Marcelle mangeait convenablement et me disait même : « Chez nous, je ne pouvais pas manger du tout, ici, la nourriture n’est pas aussi bonne et je mange tout de même : ce sont probablement les douches qui me donnent de l’appétit. » À peu près vers le milieu du mois de juin, elle se mit à sentir, pendant les nuages, une voix intérieure qui, renonçant à parler des parents, de leur haine, etc., murmurait : « Ne mange pas, tu n’as pas besoin de manger. » Marcelle m’avoua elle-même cela pendant un somnambulisme ; j’en fus inquiet et je cherchai tout de suite à m’opposer à cette idée fixe que je jugeai dangereuse. Au