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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/474

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Si semblables que soient plusieurs images, elles sont plusieurs et non une. Toute image est donc l’image d’un objet individuel, et même d’un objet perçu dans une situation déterminée ; dans un rapport précis à nous-mêmes et aux autres objets. Toute image d’homme, par exemple, est l’image d’un homme individuel ; bien plus, d’un homme vêtu d’une certaine manière, proche ou éloigné, assis ou debout, etc. Or jamais le nom n’est indissolublement associé à une image unique, il demeure capable d’évoquer indistinctement d’innombrables images. Tels sont évidemment les termes généraux (noms et adjectifs), les plus nombreux et les plus importants de tous. Tels sont les noms abstraits ; le caractère qu’ils désignent peut en effet se retrouver dans plusieurs images concrètes. Tels sont, si l’on y regarde de près, les noms propres eux-mêmes. En effet, selon l’ingénieuse remarque de M. Taine, s’ils ne désignent qu’un seul être, ils le désignent en lui-même, sans égard à ses accidents possibles, aux relations qu’il peut soutenir avec les autres et en dehors desquelles il ne saurait être perçu. Par suite à ces noms répond non pas une image unique, mais une infinité possible d’images différentes. Comment, s’il en est ainsi, affirmer encore l’association du mot et de l’image ?

Une première issue s’offre à l’esprit. Peut-être existe-t-il d’autres images que celles dont nous avons décrit les caractères, des images qui ne seraient plus proprement des perceptions atténuées et qui pourraient correspondre effectivement aux mots. Aux noms des genres correspondent sans doute des images de genres, aux noms des qualités ou des relations, des images de relations ou de qualités. Ces images ont-elles un objet distinct comme les images singulières ? Les réalistes ont cru cette supposition nécessaire. Mais rien ne nous oblige à les suivre. Leur hypothèse n’explique rien. Quand même les objets qu’ils supposent existeraient c’est un fait que nous n’en avons aucune perception. Cette hypothèse est d’ailleurs inutile. Les images abstraites et générales ne sont-elles pas de simples extraits des images individuelles et concrètes ? Une qualité n’existe que dans une chose, mais rien n’empêche, semble-t-il, que de l’image totale de la chose, on isole pour la considérer à part l’image de telle ou telle qualité. Si la réalité se refuse à cette sorte d’analyse, il n’est pas nécessaire que l’idée correspondante s’y dérobe également. Est-il étonnant que nous puissions plus sur nos pensées que sur les choses et qu’à des synthèses réelles indécomposables répondent des synthèses idéales que nous sachions décomposer ? Considérer isolément ce qui, dans la nature, n’a pas d’existence isolée, c’est là ce qu’on appelle abstraire.