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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/506

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croire persécuté, s’inquiéter et souffrir. Nous avons encore un mécanisme analogue à celui du syllogisme : tout d’abord, nous voyons une tendance primitive, souvent unie à certains faits, offenses ou injustices, c’est une association par contiguïté ; puis l’esprit constate une analogie entre un fait nouveau et les offenses anciennes, association par ressemblance ; enfin cette analogie permet à la tendance ancienne de s’arrêter devant le fait nouveau, association par contiguïté.

En dehors des cas morbides on trouve des exemples tout aussi probants que le dernier. Nous avons vu des tendances diverses s’éveiller et s’arrêter dans l’âme jalouse de Pozdnichew ; par quel mécanisme se produit le premier arrêt qu’il nous soit possible de constater ? C’est encore par une sorte de raisonnement. « Dès son arrivée à Moscou, dit Pozdnichew[1], cet homme — il s’appelait Troukhatchewsky — nous rendit visite. C’était un matin, je le reçus. Dans le temps, nous nous étions tutoyés ; il variait du vous au tu, revenant plus souvent au tu ; mais je n’employais que le vous et il fut bientôt obligé d’en faire autant. Il me déplut fort, je vis tout de suite que c’était un solide noceur. J’en fus jaloux avant même qu’il eût fait la connaissance de ma femme. » Quelle est ici la tendance primitive ? c’est la méfiance que l’on a déjà vue plusieurs fois apparaître chez le mari ; c’est le soupçon perpétuel dont il enveloppe sa femme : « L’amour pour un mari souillé de jalousie et de haine n’était plus son idéal ; elle épiait de tout côté comme si elle attendait quelque chose[2]. Survient un homme « aux lèvres rouges, aux yeux humides, aux moustaches retroussées », que Pozdnichew croit pouvoir être l’idéal de la femme frivole qu’il a épousée. Il le redoute et le craint dès le premier jour. Une association par ressemblance vient de rendre possible une association par contiguïté.

Nous arrivons ainsi pour l’arrêt des tendances à la même conclusion que pour l’éveil et nous croyons pouvoir affirmer qu’au début d’une passion, nos tendances ne s’arrêtent devant un fait que si elles se sont arrêtées déjà devant des faits analogues, réels ou imaginés. Sans doute, il y a parfois des amitiés ou des haines qui semblent surgir du néant et apparaître tout d’un coup, sans que rien les prépare ni les explique ; l’association intermédiaire nous échappe ; il semble que telle tendance se soit portée directement sur tel objet ; la chose est impossible en réalité ; il n’y a pas plus de tendances immédiatement éveillées ou arrêtées que de perceptions immédiates ; on perçoit parce que l’on a déjà perçu et l’on aime ou l’on hait parce

  1. Sonate de Kreutzer, p. 175.
  2. id., p. 155.