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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/629

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j. payot. — comment la sensation devient idée

IV

L’étude directe de nos perceptions va nous conduire à restreindre encore le rôle de la sensation. Non seulement elle n’est pas admise directement dans nos constructions intellectuelles, non seulement elle doit se faire représenter par son image affaiblie, par son souvenir, mais de plus son rôle direct est extrêmement modeste même dans la perception.

Nous avons vu que la sensation, expression dans l’unité de la conscience d’une réaction complexe et totale de l’organisme à une impression extérieure, est, à l’origine, affective ; mais que, peu à peu, les réactions fréquemment répétées se prennent en un tout, deviennent rapides, que la conscience sensible n’a plus le temps de s’éveiller, que l’état devient froid, cesse d’être coloré de peine ou de plaisir, et ne fait que passer comme un éclair dans la conscience. Mais quelque rapide que soit cette fuite à travers la conscience, elle produit des effets considérables. C’est l’étincelle fugitive qui produit un vaste incendie, car la sensation provoque instantanément le souvenir de nombreuses sensations de différences et de ressemblances avec des sensations antérieures. En d’autres termes, l’état de conscience n’accapare plus l’attention, qui se porte sur les rapports de ressemblance ou de différence, sur les rapports dans l’espace et dans le temps. La suggestion de ces nombreux éléments est si rapide que le cortège semble ne faire qu’un avec l’état primitif ; mais l’analyse prouve qu’il y a postériorité dans le temps : un examen attentif découvre sous l’alluvion la roche primitive. À ce stade de développement la sensation est presque toujours entièrement recouverte de souvenirs ressuscites. Auguste Comte, en parlant des générations qui se succèdent, a donné une formule qui nous paraît convenir exactement au cas qui nous occupe. « Les morts, a-t-il dit, gouvernent de plus en plus les vivants. » En effet, l’amas des souvenirs organisés façonne de plus en plus chaque sensation. Bien plus : les sensations vivantes disparaissent ensevelies sous l’abondante résurrection des sensations mortes ; la sensation actuelle n’est plus qu’une molécule infime de la combinaison hétérogène qui constitue une perception. Elle est comme la goutte d’eau qui ressuscite des milliers de rotifères desséchés : elle est une occasion, rien de plus.

Mais étudions de plus près les causes de cette curieuse disparition de la sensation sous les rapports suggérés, disparition si complète