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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXI, 1891.djvu/676

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vie fondamentaux et harmoniques, correspondant aux cinq prototypes organiques. »

Toute cette théorie n’est pas du premier venu. Elle suppose une vive imagination, une ingéniosité vraiment remarquable. Mais M. Stiborius semble avoir plutôt le souci de l’invention que celui de la preuve. On accordera difficilement que l’oreille est le sens de la ligne abstraite, l’œil celui de la surface abstraite, le toucher celui du volume abstrait. Aucun philosophe empiriste, que nous sachions, n’est allé jusque-là. Il ne faut pas confondre une donnée sensible immédiate avec les modifications qu’elle peut subir soit par l’action de l’intelligence, soit par celle des autre sens. M. Stiborius, il est vrai, avoue que l’oreille, par exemple, ne nous révèle la ligne que par suite d’une éducation. Mais il est étrange qu’on définisse un sens, non point par ses perceptions primitives, mais par ses perceptions acquises. Puis on demanderait à savoir de quel autre sens, et comment, l’oreille reçoit son « éducation ».

Il n’est guère plus aisé d’accorder à M. Stiborius que le gaz est la ligne concrète, le liquide la surface concrète, etc. On ne comprend pas d’ailleurs que l’odorat, le goût, etc., soient plus concrets que l’ouïe et la vision.

Quant aux analogies qui unissent les six sens deux à deux, elles sont parfois tirées de loin. Pourquoi le goût est-il l’analogue concret de la vue, organe de la surface abstraite : c’est que « les paupières qui se meuvent correspondent aux lèvres qui se meuvent, les sourcils et les cils à la moustache et à la barbe, le blanc de l’œil au blanc des dents, etc. ». En quoi les cinq saveurs élémentaires répondent-elles aux cinq couleurs élémentaires : la chose est encore plus compliquée.

À chaque saveur correspond une forme de la bouche ; or il y a cinq formes régulières, celles qui correspondent aux cinq sons élémentaires ; ainsi les cinq saveurs élémentaires correspondent aux cinq sons élémentaires ; mais ceux-ci correspondent aux cinq couleurs élémentaires, donc il en est de même pour les cinq saveurs élémentaires. Indiquer ce raisonnement, c’est le critiquer. Dirai-je enfin que l’organe du sens vital correspond au toucher, en ce qu’il est digitus impudicus ? — Dans tous ces exemples, dont il serait facile d’augmenter le nombre, on prend sur le fait le procédé de M. Stiborius. Les plus lointaines analogies entre les choses lui servent à prouver leur concordance. Il ne distingue jamais entre l’essence et l’accident. On reproche souvent aux psychologues d’être trop logiciens : c’est un reproche que M. Stiborius n’encourra pas.

Bien que ce livre ne soit pas inspiré du plus pur esprit positif, il n’en est pas moins intéressant. Il est plein d’idées, non seulement d’idées contestables, mais d’idées justes. On le lit avec grand plaisir. M. Stiborius nous promet un grand ouvrage. S’il savait refréner les ardeurs de sa pensée et la soumettre au rigoureux contrôle de la logique et de l’expérience, le livre annoncé serait certainement excellent.

Henri Muller.