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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/117

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ANALYSES.hans natge. Ueber Francis Bacon..

Porrée. La question mériterait évidemment d’être reprise et élucidée.

En tout cas, comme je l’ai dit plus haut, la méthode de Bacon est calculée pour l’invention des formes, c’est-à-dire des différences spécifiques servant à la définition des natures (qualités). C’est pour cela qu’il recommande de dresser des tables de présence et absence, etc., avant de procéder à ce qu’il appelle induction, mais qui n’est à vrai dire qu’une abstraction par généralisation.

Je m’arrête sur ce point parce que je vois méconnaître le véritable caractère de l’induction scientifique. Si M. Barthélémy Saint-Hilaire a dit, à propos de Bacon, qu’une seule sensation peut donner l’universel, il s’est servi d’une formule facilement critiquable, mais il a exprimé une vérité indéniable. Il suffit de rappeler la pomme de Newton.

Pour l’induction scientifique, une seule expérience, une seule observation, c’en est assez. Lorsque Paracelse, ayant mis dans de l’eau du fer et de l’huile de vitriol, a produit une effervescence, il a été assuré que le même phénomène se manifesterait toujours dans les mêmes conditions. Quand Turquet, ayant recueilli le gaz ainsi dégagé, a constaté qu’en brûlant, il reformait de la vapeur d’eau, il pouvait affirmer légitimement que l’eau contenait un élément aériforme et inflammable. Ni l’un ni l’autre n’avaient besoin d’autres instances.

La théorie de l’induction, à vrai dire, ne se borne pas là ; je ne sache même pas qu’elle ait jamais été traitée à fond. Mais ce qui importe évidemment, c’est de limiter les conclusions à ce qui est effectivement appris par l’observation, de déterminer avec précision ce qui est acquis, ce qui reste douteux, d’imaginer en conséquence les nouvelles observations ou expériences à faire pour dissiper un nouveau doute, pour réaliser un nouveau progrès. La science marche ainsi pas à pas, d’un fait à un autre fait, mais elle n’a pas besoin de multiplier ceux qui sont de même ordre.

À la vérité, lorsque les apparences sont tellement complexes et le terrain encore assez peu exploré pour que l’on ne puisse reconnaître avec sûreté quels sont les faits réellement du même ordre, il faut avant tout les recueillir pour les classer et dès lors procéder suivant une méthode qui offre quelque analogie avec celle que décrit Bacon. Mais il s’agit alors simplement d’obtenir des notions abstraites et générales qui serviront à poser les problèmes de la science, avant de les résoudre par une voie toute différente et que le chancelier ne paraît pas avoir connue ni en théorie, ni en pratique. D’ailleurs, de son temps, pour les problèmes à résoudre immédiatement, ou bien ce travail préliminaire était absolument inutile (les connaissances vulgaires étant parfaitement suffisantes) ou il avait déjà été fait, soit par les anciens, soit au moyen âge (pour la chimie). La méthode de Bacon offrait donc en fait beaucoup moins de nouveauté et d’originalité que son style saisissant et son ardeur passionnée pour la science qui, aux yeux de la postérité, resteront ses véritables titres de gloire.

Paul Tannery.