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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/175

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l. arréat. — l’hérédité chez les peintres

Comte était un homme au visage dur, aux yeux verts, aux mâchoires serrées, aimant la bataille, prodigue de coups, fort peu expansif, parlant peu, mais se révélant par ses actes : royaliste fanatique, il avait fait le coup de fusil contre les bleus ; après la pacification de la Vendée, il épousa Denise Bouchet, malgré l’opposition des parents de la jeune fille, qui avaient rêvé pour leur enfant une alliance plus élevée que celle d’un campagnard. Baudry, assure son biographe[1], tenait bien certainement de son grand-père l’énergie concentrée et la réserve un peu farouche ; ses portraits nous semblent même rappeler le masque, à peine adouci, du rude Le Comte[2].

La préparation héréditaire, en somme, n’est pas niable pour Baudry ni pour Millet, et leur généalogie les rapproche par un côté : mais combien diffèrent leurs talents ! Millet peint parfois avec lourdeur ; il réussit néanmoins à rendre les aspects, les attitudes, qu’il a observés avec patience, et la largeur, la solidité de son dessin, révèle un compatriote de Poussin et de Corneille. Baudry vise à l’élégance ; il est séduit au chatoiement des couleurs, et son goût littéraire l’éloigné des choses auxquelles Millet attache sa poésie. Celui-ci entre à l’atelier de Delaroche ; son instinct profond lutte longtemps, sans se dégager, avec les conseils des maîtres de ce temps ; ce ne fut qu’en 1848, à l’âge de 34 ans, qu’il quitta Paris, s’installa à Barbizon, et redevint un rustique. Entré à l’atelier de Drolling, Baudry gardera au contraire l’enseignement classique et le goût de la « grande peinture » ; il n’aime et ne comprend que les grands maîtres italiens de la Renaissance. Sa piété très sincère s’accommode de l’inspiration païenne ; celle de Millet retourne à l’inspiration biblique.

La cause de ces différences n’est pas dans l’enseignement donné, et elles se sont accusées plutôt malgré cet enseignement ; il la faudrait chercher dans les qualités émotionnelles, où la part de l’hérédité et celle de l’éducation apparaissent trop indécises pour n’être pas facilement confondues. La vocation de ces deux peintres a été d’ailleurs spontanée, nullement provoquée dans le foyer paisible où s’écoula leur enfance. Si les grandes villes fournissent le plus grand nombre d’artistes, c’est qu’elles offrent, il est certain, plus d’occasions de reconnaître, d’éprouver les aptitudes ; mais c’est surtout que les germes de génialité y sont plus abondants. Les talents vrais, en tous cas, ne sont jamais un produit artificiel ; ils se manifestent là où ils éclosent. Aussi bien que Millet et que Baudry, Bastien-Lepage, nous l’allons voir, est devenu peintre parce qu’il était né peintre.

  1. Ch. Ephrussi, Paul Baudry, sa vie et son œuvre.
  2. Ambroise Baudry, un des frères de Paul, est architecte.