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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/212

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semblent à des prédictions. Notre pensée toujours distraite par nos sens marche ou se traîne ; celle du malade court, vole, illumine comme d’un éclair tout l’horizon de ses souvenirs : avec du présent elle fait du passé et de l’avenir. Les signes qui nous échappent, elle les perçoit et les interprète avec une sûreté et une subtilité qui nous déconcertent : bien plus, elle vit notre vie et pense notre pensée. « Je serais tenté de croire, dit Pététin, qu’une cataleptique et son médecin ne forment plus qu’un même individu, si celle-ci n’opposait quelquefois à son influence le pouvoir qui naît de sa volonté. » Mais ce pouvoir est précaire et borné : sous l’influence de la suggestion le malade réalise le type de l’esclave, selon la définition d’Aristote ; il devient vraiment « l’homme d’un autre homme ».

Comment s’établit cette harmonisation de deux cerveaux devenus solidaires et presque identifiés, nous l’ignorons en grande partie et le fluide électrique ne nous éclairera guère, mais c’est un fait indéniable qu’elle s’établit. « Si, par exemple, le cerveau de Pierre se modifiait comme celui de Jean, lorsqu’il réfléchit que deux et deux font quatre, il est incontestable que Pierre porterait à l’instant le même jugement, par la raison que les effets physiques étant les mêmes, les opérations morales qui leur sont unies devraient nécessairement être semblables : or c’est ce que nous éprouvons tous lorsque nous entendons une leçon d’arithmétique ; nos cerveaux se modifient exactement comme celui du maître à l’instant où il parle, ou tout le fruit de la leçon est perdu pour nous. » L’éducation n’est donc qu’une sorte de suggestion continuée et systématisée : on l’a dit de nos jours, mais on voit que si c’est un paradoxe, il n’est pas nouveau.

Personne n’a analysé avec plus de bon sens et de profondeur le plus célèbre cas historique de suggestion, ou, sous son nom ancien, de possession. « Les possédés de Loudun, dit excellemment notre docteur, n’étaient sans doute que des religieuses qui tombaient en catalepsie et que Urbain Grandier fut accusé d’avoir ensorcelées. Des prêtres fanatiques, méchants ou imbéciles, chargés de les interroger en langue latine, en obtinrent, dit-on, dans cet idiome, des réponses qu’ils avaient présentes à l’esprit, et leur faisaient eux-mêmes parvenir en communiquant à leurs cerveaux les modifications qu’elles excitaient dans les leurs. » La science moderne n’a rien à ajouter à cette explication aussi lumineuse que précise. C’est que Pététin a discerné avec un tact exquis du vrai ce qu’il y a d’essentiel dans la suggestion : celui qui la subit ne sait pas qu’il la subit ; il croit agir et, pour parler comme Malebranche, il est agi. Il ne se sent pas violenté : sa détermination apparaît à sa conscience comme spontanée et volontaire et, comme le dieu des scolastiques, il ne prévoit pas, il voit son action. La suggestion c’est en quelque sorte du temps économisé ou anéanti : le conseil et l’exemple, si persuasifs qu’ils soient, ne persuadent qu’avec le temps, tandis que la suggestion c’est l’instantané et partant l’irréfléchi dans l’imitation. Si l’on ne retient des descriptions de la cata-