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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/31

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f. lannes. — de la philosophie en russie

plus grand effort d’entendement, trouvait des esprits mal préparés à la comprendre.

Pendant que la Russie moscovite était fermée aux lumières de l’instruction, la Russie de Kief devait à sa situation géographique, qui la rapprochait des provinces plus civilisées de Galicie, de Pologne, d’avoir été ouverte plus tôt à la civilisation de l’Occident. Mais ce voisinage était en même temps un danger qui menaçait les aspirations orthodoxes des Russes. Les Polonais, qui avaient embrassé la foi catholique, voyaient dans leur religion le signe le plus manifeste de la nationalité. De même, appartenir à l’Église orthodoxe russe, c’était faire partie du peuple russe. La différence des religions alluma les rivalités entre les Polonais et les Russes. Les Jésuites, qui apparaissent en Russie dès le milieu du xvie siècle, emploient tous les moyens pour répandre les idées catholiques. Plus instruits que les membres du clergé russe, plus versés dans la dialectique scolastique, casuistes habiles, leur prédication, soutenue par les Polonais, arrête le développement de l’orthodoxie, et par suite de la nationalité russe. Les défenseurs de celle-ci comprirent alors que, pour arrêter l’invasion des idées catholiques, il fallait répondre à la propagande des Jésuites par les armes qu’ils avaient introduites, c’est-à-dire par la scolastique et la casuistique. Pierre Mohila, qui avait étudié la scolastique à la Sorbonne, fut un des premiers à rompre avec la tradition byzantine pour mieux lutter contre les ennemis de la nationalité russe orthodoxe. Voilà comment les Petits-Russiens furent portés, de meilleure heure que leurs congénères du Nord, à se tourner vers l’instruction occidentale, latine[1].

Ce qu’ils lui empruntèrent, ce fut la philosophie, scolastique naturellement, dont l’introduction en Russie date de cette époque : on l’enseigna à Kief, dans le collège de Mohila, transformé plus tard en Académie ecclésiastique. La philosophie forma pour la première fois une classe spéciale dans le programme de l’Académie, après les classes de rhétorique et de poétique ; elle servait d’introduction à l’étude de la théologie. L’enseignement se faisait en latin, et on y prenait pour guide Aristote, tel qu’on le connaissait au moyen âge. Le premier livre de philosophie fut écrit par un moine de Kief : l’Éthique sacro-politique ou philosophie morale… (1712). L’auteur recon-

  1. Même dans l’œuvre ascétique du prédécesseur de Pierre Mohila, le métropolitain Isaïe Koprinski, sont énoncées ces idées, qui auraient paru d’une liberté excessive sous la plume d’un lettré moscovite : « L’ignorance est le commencement du péché, la raison et la science sont le commencement de la vertu ; la véritable connaissance ne peut être atteinte que par l’étude de la nature ; la connaissance de la nature mène à la connaissance de soi-même, et la connaissance de sa propre substance à la connaissance de Dieu » (Voy. Morosof, ouv. cité.)