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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/468

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une apparence de fleuve, ni deux fois un phénomène quelconque ; où un vertige emportera toutes les visions sans jamais ramener la même image, où tout sera toujours nouveau comme si le monde sortait à chaque instant du néant. Je me frotterai les yeux, si j’ai encore des yeux, je croirai faire un rêve ; mais, s’il y a en moi quelque vouloir qui subsiste sous le désordre de mes pensées, si surtout, je continue de jouir et de souffrir subjectivement sans objet, aurai-je pour cela perdu toute conscience ? Non. On ne saurait donc accorder que la contingence, que la conception tout empirique des lois de la nature comme lois de fait non nécessaires en elles-mêmes, que l’indéterminisme, en un mot, soit la destruction du cogito et l’annihilation de la conscience. Par conséquent, il est impossible de déduire à priori les catégories de l’aperception primordiale : je pense.

En admettant même qu’on pût tirer du cogito les lois générales de l’univers, Kant n’a pas pour cela le droit de conclure que cette représentation : « je pense », soit « un acte de la spontanéité » ; car il suppose toujours par là l’existence et l’activité causale d’une pensée distincte des phénomènes ; il admet que la pensée est cause des catégories, y compris la catégorie de cause. De quel droit ? Et comment concilier cette action causale attribuée à l’aperception : « je pense », avec l’aveu ultérieur que le cogito est une forme vide de toute pensée, « la plus pauvre des représentations[1] ». — « On ne saurait même l’appeler un concept, mais ce n’est qu’une pure conscience accompagnant tous les concepts. Par ce moi ou cette chose qui pense, on ne se représente rien de plus qu’un sujet transcendantal des pensées =  ; ce sujet ne peut être connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors d’elles nous n’en avons pas le moindre concept. » Par quel prodige de dialectique Kant pourrait-il donc déduire de cette notion vide le principe de substance, le principe de causalité, le principe de réciprocité universelle, enfin la « législation de l’univers » ?

En somme, Kant confond les conditions logiques et les conditions réelles de la connaissance, la ratio essendi et la ratio existendi. Il érige l’aperception, le fait final de dire : « je pense », en une condition première et réelle de la conscience de soi, bien plus, en un acte produisant des effets selon la loi de la causalité efficiente. Or il n’a pas démontré que le « je pense », que l’aperception pure ne soit point un abstrait de la conscience empirique, au lieu d’en être la condi-

  1. Critique de la Raison pure, tr. Barni, I, p. 166.