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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/614

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L’analyse de Spencer n’est évidemment pas aussi radicale qu’il l’imagine. Séduit par la mécanique, il érige en une sorte de divinité la persistance de la force, qui ne mérite point un tel honneur. Il n’est pas difficile de réduire la persistance de la force, en ce qu’elle a d’intelligible et de scientifique, à des éléments plus primordiaux, et de reconnaître dans ce principe prétendu à priori une simple conséquence du principe de causalité, en vertu duquel on ne peut concevoir l’anéantissement ni de l’existence, ni de l’action, ni du mouvement. Spencer, d’ailleurs, ne sait lui-même ce qu’il entend par la persistance de la force : il interprète ce postulat de diverses manières qui sont contradictoires entre elles. Il reconnaît d’abord que « la force » dont nous affirmons la persistance n’est pas la force dont nous avons directement conscience dans nos efforts musculaires ; celle-ci en effet ne persiste pas : « dès qu’un membre étendu se relâche, le sentiment de la tension disparaît ». Mais Spencer passe de là à la conclusion la plus inattendue et, disons le mot, la plus énorme, sur l’absolu. « Par conséquent, dit-il, la force dont nous affirmons la persistance est la force absolue, dont nous avons nécessairement conscience comme corrélatif nécessaire de la force que nous connaissons. Ainsi, par la persistance de la force nous entendons la persistance d’un pouvoir qui dépasse notre connaissance et notre conception. Les manifestations qui surviennent en nous et hors de nous ne persistent pas, mais ce qui persiste, c’est la cause inconnue de ces manifestations. En d’autres termes, affirmer la persistance de la force, ce n’est qu’une autre manière d’affirmer une réalité inconditionnée, sans commencement et sans fin. » Ainsi, c’est l’absolu, l’inconditionné, le « noumène » de la métaphysique, dont Spencer, allant bien plus loin que Kant, affirme ici non seulement la possibilité, mais la réalité, sous le nom scientifique de persistance de la force.

Toute cette métaphysique est d’une pitoyable incohérence ; c’est du kantisme inconscient, inconséquent, outré. On y voit le principe de la persistance de la force pris tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Là, c’est au sens physique : la force motrice, la somme des forces potentielles et des énergies actuelles ; ici, c’est au sens métaphysique : la force absolue (ce qui est inintelligible), le noumène inconnaissable et cependant connu comme éternellement réel ! Comment admettre que cette notion à formes changeantes soit absolument irréductible ? Le principe de causalité et celui d’identité se retrouvent au fond de ce que Spencer appelle tantôt le « postulat », à priori, tantôt l’axiome à priori. Mais, quelque étrange et mal élucidée que soit la théorie de Spencer, ce qui est important à noter.