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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/623

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g. séailles. — léonard de vinci

l’imagination, qu’ainsi chaque découverte, au moment où elle se fait, soit une poésie véritable, c’est désormais une banalité dans la bouche des savants et des psychologues. L’imagination enveloppe deux puissances que rarement le même individu porte à un haut degré : l’une est celle de donner toute l’intensité du réel aux formes qu’elle évoque devant la conscience ; l’autre, celle de combiner les représentations en découvrant les analogies qui les relient l’une à l’autre (anschauliche-combinirende Phantasie : Wundt) ; Léonard les met l’une et l’autre au service de la science.

Goethe nous dit qu’il pouvait construire un arbre fictif, tenir sous son regard tous les détails de sa structure, l’expansion des rameaux et leurs divisions en ramuscules, la forme des feuilles, l’éclat des fleurs chimériques. Par les rues de Florence, sur les marchés et sur les places, Léonard ramassait une provision d’images, fixant en lui un visage singulier, la face de coquin qui convenait à son Judas, des têtes comiques de paysans ou de portefaix. Il a cette faculté de construire des formes, d’évoquer des images précises, aux contours nets, sortes d’hallucinations dont il reste le maître, qu’il varie, complète ou transforme. Savant, il son sert pour prolonger la puissance des sens, faire apparaître des phénomènes qu’ils ne saisissent pas, les gaz, l’air et ses ondulations, les molécules de l’eau qui, sous le choc de la pierre, se poussent l’une l’autre, comme une foule. Il n’est pas prisonnier de la perception actuelle, il en sort, il la dépasse, il la développe en images qui la métamorphosent. Pour l’homme primitif, qu’est-ce que la lune ? un corps brillant, un bouclier d’argent lancé par je ne sais quel discobole à travers les cieux. L’image copie la sensation, la répète. Moins naïfs, les savants du xve siècle font de la lune un corps analogue à un miroir sphérique et poli. Remarquez combien l’image est voisine encore de la sensation, qu’elle reproduit presque servilement. Elle est confuse cependant et indistincte. Pour réfuter la théorie, Léonard n’a qu’à évoquer l’image qui la résume. Distinctement imaginée, elle trahit son inexactitude. Sous la clarté du soleil, un miroir sphérique, une boule d’or ne réfléchit la lumière qu’en un de ses points. La lune n’est pas dans le ciel une tache sombre sur laquelle éclate un point étincelant. La théorie de Léonard est une image aussi, mais une image de poète, combien plus riche et plus féconde ! Regardez notre mer éclairée par le soleil : ses vagues incessamment agitées forment un nombre infini de petits miroirs, dont les rayons réfléchis se mêlent en une clarté continue. La lune est une terre ; les taches sombres qu’on y distingue dessinent ses continents ; les masses plus lumineuses l’Océan lointain, dont les flots frémissants nous renvoient, dans le