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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/625

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g. séailles. — léonard de vinci

découvre avec les mêmes éléments ultimes les mêmes lois générales. Il semble que l’analyse réfléchie et volontaire suffise à ce travail. Mais l’analogie n’est pas aperçue, puisque, par hypothèse, elle est à découvrir. Il faut la deviner, l’imaginer avant d’en reconnaître la justesse. Les différences sont manifestes, les ressemblances sont cachées. L’esprit machinal ne fait que redire la sensation. L’esprit de Léonard est un de ces esprits vivants en qui les sensations et les images, par un double mouvement, s’analysent pour entrer dans des combinaisons nouvelles, où se découvrent leurs rapports. Il serait bien vain de séparer ici l’imagination du savant de celle de l’artiste. Il veut qu’on cherche en tout la proportion « qui n’est pas seulement dans les nombres et mesures, mais dans les sons, poids, temps, lieux et en toute puissance quelle qu’elle soit » (K 49 r.). Il pressent dans la nature une raison éprise à la fois de logique et d’harmonie, de mathématique et de beauté, et il va comme au-devant d’elle. L’analogie scientifique parfois touche à l’image poétique. Dans les vagues de la mer et dans les chevelures onduleuses dont il aime à parer le visage de ses madones, il retrouve la même loi. « Note comme le mouvement de la surface de l’eau ressemble à celui d’une chevelure : le mouvement de la chevelure est à deux temps, dont l’un répond à la pesanteur des cheveux et l’autre dessine la ligne de leurs boucles. Ainsi l’eau a ses tours et retours, tantôt obéissant à l’élan du courant principal, tantôt aux lois du mouvement incident et réfléchi[1]. » Prise entre la culasse de la bombarde et le boulet qu’elle projette, la poudre enflammée « agit comme un homme appuyé des reins à un mur et poussant une chose avec les mains ». (A 44 v.) Quand l’air ne peut fuir assez vite devant le corps qui le traverse, « il se condense à la façon des plumes foulées et pressées par le poids du dormeur[2] ».

À ce sens des analogies, à cette intuition des idées simples et fécondes qui ramènent à l’unité des mêmes lois la diversité des phénomènes, Léonard doit le pressentiment de quelques-unes des grandes théories de la science moderne. Il rapproche l’œil de la chambre obscure et fonde sur cette analogie la théorie de la vision. Pour les sens, quoi de plus différent que l’air que l’on ne voit pas, qui nous touche plutôt que nous ne le touchons, et l’eau, ce corps visible, pesant, tangible. Qui est pris dans la sensation, incapable d’imaginer, jamais ne découvrira le rapport de ces deux éléments, jamais ne s’élèvera à l’idée générale de fluide. Le rapport ne devient

  1. W. An. IV. — J. P. R. I, §  389.
  2. Triv., fol. 60.