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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/650

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paraît plutôt un pur exercice de dialectique qu’une critique appuyée sur des faits. Tel est d’ailleurs trop souvent le caractère de son argumentation : substituer le maniement d’une sorte d’algèbre métaphysique, toute en formules abstraites, à la considération directe des réalités psychologiques.

Une fois accordés les deux points qui précèdent, M. Ricardou croit pouvoir en tirer cette troisième affirmation : l’essence de l’être est la moralité. Qu’on réfléchisse un moment au sens de cette formule : on sentira combien elle est obscure et problématique. Y a-t-il de l’être ? L’être a-t-il une essence ? Son essence est-elle une ou multiple ? Comment pouvons-nous la connaître ? Comment surtout pouvons-nous savoir que cette essence est la moralité ? Autant de questions formidables que M. Ricardou esquive ou qu’il résout en se jouant, par trois syllogismes, comme les dieux d’Homère parcouraient le monde en trois pas.

« L’essence de l’être en général est celle de l’être particulier dans lequel l’univers vient se résumer ; or notre être particulier, à nous hommes, est le résumé de l’univers ; donc l’essence de notre être est l’essence de l’être en général. — Mais l’essence de notre être, c’est ce à quoi aspirent les tendances les plus hautes de notre nature ; or ce à quoi aspirent ces tendances est la moralité ; donc la moralité est l’essence de notre être. — Mais l’essence de notre être est l’essence de l’être ; donc l’essence de l’être est la moralité. » Accordez-lui les prémisses : il vous imposera victorieusement les conclusions. C’est bien le cas de se rappeler le mot de Bacon : Syllogismus assensum astringit non res.

Cette moralité qui est l’essence de l’être, M. Ricardou veut que nous la concevions comme un absolu réel ; à cette seule condition, selon lui, pourra être légitimé le culte de l’idéal. Mais cette conception n’enferme-t-elle aucune contradiction intrinsèque ? et surtout n’est-elle pas contredite par les faits ?

Si la moralité, c’est « le combat moral pour la dignité individuelle, pour la justice et pour l’amour » ou encore « la bonté », il est bien difficile de comprendre qu’elle puisse être l’absolu ; car tous les termes de cette définition impliquent des rapports entre des êtres finis et imparfaits. Sans le mal à combattre, sans la souffrance à soulager, la moralité n’est plus qu’une forme vide : le relatif fait donc partie intégrante de cette prétendue conception de l’absolu. — En outre, si la moralité parfaite existe, c’est donc que l’idéal est déjà réel en soi ; mais alors pourquoi cet effort universel de l’être en vue d’une réalisation surérogatoire du parfait ? On ne cherche pas ce que l’on possède déjà ; à moins que par une illusion étrange, on ignore qu’on le possède. Et cette illusion même, on ne voit pas comment elle pourrait s’expliquer ici. — D’autre part, si l’origine première des choses est une Bonté souveraine, d’où vient qu’elle n’ait pas réussi du premier coup à faire les choses pour le mieux ? C’est l’éternel problème du mal dont