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Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXXII, 1891.djvu/89

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ANALYSES.ch. letourneau. L’évolution juridique.

loi dans la volonté d’un homme et l’idée d’une justice exercée en son nom, a pu contribuer a préparer, non sans doute en tant que notion philosophique, mais en tant qu’élément de la conscience publique, l’idée d’une justice souveraine, unique, anonyme, reposant sur la volonté de tous, égale pour tous, exercée au nom de tous, dans l’intérêt de tous.

M. Letourneau ne poursuit malheureusement pas la formation de cette notion. Comme dans ses précédents ouvrages, il s’arrête au seuil de l’époque moderne. Ici encore, cette lacune nous paraît bien regrettable. Elle rendait difficile, d’ailleurs, la tâche de tracer un tableau de la justice future ; aussi la description, du reste fort sommaire, que nous en donne M. Letourneau nous paraît-elle un peu suspendue en l’air et insuffisamment motivée ; on ne voit pas assez quels principes le dirigent dans renonciation des réformes proposées. Le trait dominant de son esquisse, est ce que nous appellerons une sorte de nominalisme juridique professé par défiance de l’idée abstraite de justice et en haine du formalisme des légistes. « Chaque cas juridique, dit M. Letourneau, sera étudié à part » et d’un autre côté « les juges en toque et en robe céderaient la place à des experts qui pourraient être élus et même l’être pour chaque affaire. » On le voit, c’est la négation la plus absolue et de toute idée générale du juste, et de toute fonction générale de justice. Nous l’estimons bien difficile à soutenir dans une telle mesure. Quelle expertise, si expertise il y a, n’exige avant tout une longue pratique et peut s’accommoder d’un exercice intermittent et accidentel ? Les « garanties de savoir et de caractère », sans parler de la difficulté de les obtenir, sont ici bien insuffisantes ; les fantaisies souvent relevées de nos jurys le font assez sentir. Le formalisme légal a lui-même ses bons côtés. La loi serait exposée à subir de perpétuels accrocs de la part de ces experts inexpérimentés jugeant sans principes et d’après leur seul bon sens. Or jusqu’à ce que nous soyons assez parfaits pour nous passer de lois, nous est avis que rien n’est plus dangereux que de discréditer l’autorité de la loi par de fréquents démentis, si justifiés qu’ils puissent paraître dans les cas particuliers. Cette autorité a par elle-même assez de valeur, garantit des intérêts assez graves pour nous rendre indulgents à raison de certaines étroitesses ou de certaines chinoiseries de son application. Demandons beaucoup à la réforme des lois, mais craignons beaucoup du bon plaisir de juges qui n’auraient pas d’autres règles que leur bon sens appuyé d’une science plus ou moins réelle des choses sociales. Le bon sens est facilement absurde, et surtout bien docile à se ranger du côté des intérêts et à prêter sa voix aux passions. Sans doute le progrès, suivant une loi plus d’une fois remarquée, revêt quelquefois les formes extérieures d’une régression. Mais il ne nous semble pas que la régression proposée ici par M. Letourneau soit bien heureuse.

En fait de régression, il en est une autre qui nous paraîtrait plus souhaitable. Nous avons vu la peine, qui n’était primitivement qu’une