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boutroux. — zeller et l’histoire de la philosophie

priori. Alors commence le Moyen-Age qui place le pivot des choses, non plus dans la Nature, mais dans l’Esprit, aussi purifié que possible de tout élément naturel. Enfin les temps modernes commencent au point où avait succombé la science grecque, à la conception du dualisme de la nature et de l’esprit, et se donnent pour tâche de les ramener à l’unité. Il s’agit, pour l’esprit moderne, de prendre conscience de cette unité, qu’un instinct sûr, mais aveugle, avait affirmée à l’origine. Dès lors l’étude des conditions de la connaissance précède, chez les modernes, toute autre recherche. Le dogmatisme fait place au criticisme, l’objectivisme au subjectivisme. Mais ce subjectivisme n’est, à son tour, qu’une initiation. L’intelligence de la nature vivante, la pleine réalisation de l’esprit, demeurent le but du travail philosophique.

C’est ainsi, qu’en mettant en relief dans l’histoire les tentatives qui ont définitivement réussi, on constate l’existence d’un processus régulier, allant, de plus en plus directement, de la contingence à la nécessité, de l’incohérence à la logique, de l’opinion à la vérité.

3. Il reste à se demander si le but de ce processus est susceptible d’être atteint, c’est-à-dire si l’on peut concevoir comme possible la réduction totale de la liberté en nécessité, de la multiplicité en unité. C’est le propre des mythes religieux de disjoindre radicalement, et de séparer par des intervalles de temps et d’espace les éléments qui, logiquement distincts, sont dans la réalité solidaires et inséparables. Ainsi, dans l’ordre moral, la faute est placée à l’origine ; puis vient, dans le temps, la pénitence et le mérite ; enfin la béatitude est réservée pour l’éternité[1]. Transportée à l’ordre intellectuel, cette doctrine considérerait comme discontinus les trois moments de l’évolution, erreur, dialectique et vérité, et dégagerait le dernier de toute participation au premier, comme le premier de toute participation au dernier. Mais c’est là une conception toute symbolique, une sorte de réfraction idéale due à l’influence de l’imagination. Il est impossible que l’erreur et la vérité soient jamais absolument isolées l’une de l’autre. Car elles se supposent réciproquement. L’erreur n’est autre chose que la première démarche de l’esprit libre. Mais la liberté n’entre en exercice que parce qu’elle a devant elle un objet à réaliser, quel que soit d’ailleurs le degré de généralité et d’indétermination que présente, au début, la conception de cet objet. Cet objet, c’est précisément la vérité. De même la vérité est sans doute le terme de l’évolution, mais par elle-même elle est incapable de se réaliser. Elle n’existe d’une manière concrète qu’autant qu’elle est créée et

  1. Theol. Jahrb, VI, 81.