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Ch. bénard. — l’esthétique du laid

l’esprit est de le laisser apparaître en lui-même. Nous pouvons observer cela dans les races, dans les états, les professions. « Les races aristocratiques sont plus belles, parce qu’elles sont plus libres, qu’elles sont affranchies des besoins de la vie, parce qu’elles ont plus de loisir et qu’elles le remplissent par le jeu, l’amour, les armes, la poésie. Les Insulaires de la mer du Sud étaient beaux tant qu’ils vivaient pour l’amour, la danse, la lutte, la jouissance de se baigner dans la mer. Les Nègres du Dahomey, du Bénin, sont beaux parce qu’au bien-être sensible ils joignent le courage militaire, le plaisir des entreprises commerciales. Ils prennent aussi dès lors un intérêt à la beauté. Le roi a une garde du corps de plusieurs milliers d’amazones, de femmes vraiment belles et braves. Celui qui reçoit un présent du roi doit exprimer sa reconnaissance par une danse, c’est-à-dire par un acte esthétique, en public, devant tout le peuple. »

La laideur ici, c’est donc l’absence de liberté, la contrainte, tout ce qui indique la servitude de l’esprit traduite par le corps, ses mouvements et ses actes.

Mais nous avons à considérer une autre laideur, celle-ci réellement morale, celle du vice ou de la perversité (das Böse). Or, le désaccord ici n’apparaît pas toujours ; mais il est facile d’expliquer l’anomalie apparente. Sous le rapport moral, l’homme pervers peut montrer de la beauté ; c’est qu’à côté des défauts et des vices il peut posséder des qualités bonnes, même celles du cœur, la prudence, la prévoyance, la sagesse, l’empire sur soi, la patience, le courage. Les brigands peuvent montrer une certaine élévation de sentiments, de la noblesse chevaleresque. Ninon de Lenclos était aussi galante que belle, mais elle était libre de tout bas attachement, de tout intérêt vil de cupidité ; elle donnait ses faveurs, elle n’en trafiquait pas.

Un autre contraste souvent apparaît. Le corps, dans son rapport avec l’esprit, ne peut prétendre qu’à une valeur symbolique. Cela explique comment il est possible qu’un homme soit physiquement laid, et que non-seulement sa laideur se fasse oublier, mais que chez lui ces formes malheureuses s’animent d’une expression dont le charme séduit irrésistiblement. Exemples : Mirabeau ; Richard III, dans Shakespeare ; Socrate, dans le Banquet de Platon.

Ce qui suit, quoique exprimé en langage hégélien, n’est pas moins vrai comme observation esthétique, indépendante de tout système. Nous ne faisons que traduire en abrégeant :

Que la perversité comme laideur morale, doive enlaidir la physionomie humaine, cela est de son essence, parce qu’elle est cette non-liberté (Unfreiheit) qui naît de la négation de la vraie liberté. La non-liberté qui consiste à vouloir le mal sachant qu’il est le mal, ren-