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Charles richet.la douleur

en revenir toujours à la comparaison avec la cloche qui résonne pendant longtemps, quand elle a été fortement ébranlée. De même le système nerveux sensitif vibre après une excitation forte, et c’est la durée de cette vibration qui mesure la durée de la douleur. Cette observation me paraît fondamentale pour l’étude des phénomènes de la mémoire et du souvenir. En effet, le temps présent n’existe pour ainsi dire pas ; le moment où j’écris est déjà loin de moi, et s’il me paraît encore le présent, c’est que son souvenir est très-vivace ; le présent est donc un souvenir très-récent : c’est une vibration qui n’est pas éteinte pour les phénomènes douloureux comme pour les phénomènes sensitifs, et, d’une manière très-générale, pour toutes les manifestations intellectuelles. Le passé se confond donc avec le présent : le souvenir tout récent d’une excitation forte, est comparable à la perception même de cette excitation, et ce serait non-seulement une faute de bon sens, mais encore une erreur scientifique que de vouloir limiter la durée d’une perception à la durée mathématique de l’excitation qui l’a provoquée.

Il y a ici deux phénomènes qui sont corrélatifs : d’une part, la durée nécessaire à l’excitation ; d’autre part, la persistance de cette excitation. En général, la douleur ne survient pas immédiatement, il faut du temps pour qu’elle se produise, il faut aussi du temps pour qu’elle disparaisse. C’est comme une sorte d’inertie qui fait qu’une masse exige un certain temps pour entrer en vibration, et que cette vibration persiste bien au-delà de l’application de la force qui l’a fait vibrer.

Un fait sur lequel je tiens à attirer l’attention, c’est que tous les anesthésiques en général, et en particulier le chloroforme, agissent sur la douleur surtout en supprimant ce retentissement prolongé. Un malade à demi chloroformé se débat et crie pendant qu’on l’opère, mais les signes de la douleur ne persistent que peu de temps. Au moment où on fait l’incision qui excite fortement le nerf, le malade pousse un cri, puis il se tait et continue à dormir ; quand il est réveillé, il n’a conservé aucun souvenir de ce qui s’est passé. Souvent aussi, on voit un cri de douleur se terminer par un chant joyeux, comme si, dans le cerveau empoisonné, les impressions passaient sans laisser de traces. Avec le chloral, avec l’opium, les phénomènes sont analogues. Il semble que la sensibilité soit émoussée, non pas seulement parce que la douleur nerveuse est moins forte ; mais surtout parce qu’elle persiste moins de temps, et que le souvenir d’une excitation douloureuse est devenu comme effacé, s’est amoindri pour ainsi dire, et s’éteint rapidement dans la conscience endormie.