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semble à une faible douleur physique, comme la colique, le mal de dents, ou comme l’impression produite par le froissement du diamant sur une feuille d’ardoise. » Ainsi le plaisir esthétique, comme toute espèce de plaisir, est en rapport objectif avec la douleur physique, et la théorie générale de la sensibilité semble trouver une confirmation dans ce cas particulier.

« Mais le jugement esthétique ne provient pas de ce qu’à l’audition je me dis en moi-même : je ne ressens maintenant aucune souffrance ; et pourtant la fonction de mon organe est doucement avivée, donc je ressens du plaisir. » Le plaisir est là comme une évocation magique, dont l’origine échappe au regard le plus attentif de la conscience, il ne peut donc devoir sa naissance et son apparition qu’à un processus de l’inconscient. Un homme qui, en présence d’un objet beau, se préoccuperait avant tout de la définition de la beauté idéale et des lois générales déduites de cette définition, se priverait de toute joie esthétique. « Il suit de là que le jugement sur le beau n’est pas à priori, mais à posteriori et empirique. »

Si l’activité et la sensibilité esthétique échappent au regard de la conscience, il semble impossible de les soumettre à l’analyse, d’en donner une théorie : la science du beau est faite quand on a reconnu qu’il est créé et senti par l’inconscient. — M. de Hartmann n’accepte pas cette conclusion. Il est vrai que les inspirations du génie sortent des profondeurs obscures de l’intelligence inconsciente, mais la réflexion peut s’appliquer à la beauté réalisée, démêler par l’analyse les éléments qui se sont présentés simultanément à l’esprit de l’artiste, et découvrir par là les conditions mêmes de toute beauté. Ainsi le génie est au-dessus de la pensée discursive, il ne lui est pas contraire ; s’il se passe du raisonnement, c’est parce qu’il a l’intuition ; s’il ne songe pas aux règles, c’est parce qu’elles lui sont immanentes ; s’il n’a besoin d’aucune lumière empruntée, c’est qu’en lui s’allume un flambeau, qui l’éclairé et le guide. L’œuvre de l’esthétique, c’est précisément d’énumérer les richesses que contient la spontanéité du génie. Si là beauté a ses règles en accord avec les notions de la pensée discursive, c’est la preuve « que dans le processus inconscient nous n’avons pas affaire à quelque chose d’essentiellement étranger à notre propre pensée. La forme seule distingue le processus inconscient du processus analytique de la science esthétique, comme l’intuition se distingue de l’analyse. Dans l’un comme dans l’autre, la pensée en soi ou l’idée et les éléments dont la liaison, à la fois logique et sensible, constitue la beauté, sont les mêmes et identiques[1]. »

  1. Hartmann. Philosophie de l’inconscient. T. I, p. 321-322.