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béraud.le moi comme principe de la philosophie

Qui nous prouve que nos pensées successives, que les divers phénomènes psychologiques par lesquels nous passons, correspondent à des réalités extérieures à nous ? Ne savons-nous pas, du reste, que Fichte a prétendu qu’il n’y a absolument que l’existence personnelle, le moi ; que le moi est toutes choses, à la fois Dieu, nature et humanité ? Ne savons-nous pas aussi que Berkeley avait déjà soutenu que toute réalité est spirituelle, qu’il n’y a dans le monde que des esprits ?

Comment sortir de cette ignorance ? Comment nous dégager des épaisses ténèbres qui nous enveloppent de toutes parts ? Une seule ressource nous reste : c’est la pensée ; non la pensée en soi, car nous ne pouvons la connaître, mais la pensée sous la forme qu’elle prend pour se manifestera la conscience. Cette fois peut-être serons-nous arrivés à une connaissance vraie, adéquate, conforme à son objet. Examinons.

Si nous pouvons douter des objets extérieurs de notre pensée, il est certain que nous ne pouvons douter de notre pensée même ; nous saisissons la pensée d’une prise immédiate, irrésistible. Mais cela ne suffit pas : il ne faut pas seulement savoir que la pensée existe, il faut aussi savoir ce qu’elle est.

Or la pensée (je ne parle pas ici du fond intime, de l’essence du phénomène qui la constitue, mais de la pensée même en tant que pensée), je la connais nécessairement telle qu’elle est. J’ai, par exemple, l’idée d’un arbre. Il est bien possible que cet arbre ne soit pas tel que je l’imagine. Il est possible même qu’il n’existe aucun arbre en dehors de moi. Il n’en est pas moins vrai que j’ai l’idée d’un arbre, et que cette idée, en tant que phénomène psychologique, est telle que je la perçois par la conscience. Mes idées sont telles que je les perçois, parce que c’est la manière de les percevoir qui les fait être telles qu’elles sont.

Après cela, quel est le principe de la pensée ? Quelle en est la cause ? La pensée est-elle le produit de la matière ou bien l’acte d’un être immatériel ? Est-elle une seulement d’une unité de conscience, ou bien une d’une unité réelle, absolue, métaphysique ? Voilà autant de questions que pour le moment je ne puis résoudre. Mais peu m’importe : il me suffit de savoir qu’il existe au moins un fait indéniable, la pensée, et que la pensée est nécessairement telle qu’elle est perçue. La pensée réunit donc les deux caractères de subjectivité et d’objectivité nécessaires pour servir de principe à la métaphysique : celui de subjectivité, parce qu’elle est dans le sujet qui pense ; celui d’objectivité, parce que, considérée comme objet, elle est conforme à sa propre représentation.