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REVUE POUR LES FRANÇAIS

et pays d’anarchie. Leurs limites varient sans cesse. Telle tribu, soumise aujourd’hui, se révoltera demain. Le makhzen n’est sûr de lui-même que dans les villes : la campagne l’ignore. Il n’est pas question d’impôts. Les contributions que le sultan réclame à son peuple sont levées au prix d’expéditions armées, écrasent ceux qui n’ont pas la force d’y résister, et ne touchent pas les autres. La très grande majorité des populations ne versent au sultan que ce qu’elles veulent bien déterminer elles-mêmes. Elles ne se rendent pas à la force, mais s’inclinent devant son autorité religieuse.

Le sultan, pour elles, est comme l’ombre de Dieu sur la terre, il est le Chérif, le descendant du Prophète. Les sentiments qu’éprouvent à son égard les sectes musulmanes d’Afrique sont analogues à ceux qu’inspire le Pape aux catholiques de tous pays. De même que les catholiques ne refusent pas de verser au denier de saint Pierre, pareillement Berbères et Arabes du Maghreb alimentent volontiers le « denier de Mahomet ». Leurs dons sont variables, ce ne sont pas des impôts, et malgré tout le respect religieux dont ils entourent le chérif, ils lui refusent tout pouvoir temporel sur leurs personnes et sur leurs biens. Supposez que, demain, le Pape impose les catholiques de France d’une taxe fixe, combien d’entre vous la paieront ?…

Ainsi le sultan du Maroc, chef des chefs de tribus, n’est pas leur maître. Sa politique intérieure consiste à miner l’influence de ses vassaux les plus redoutables, à les soulever les uns contre les autres, à fortifier tel clan pour affaiblir tel clan voisin, à semer la haine, par l’or et par le sang — politique de perpétuelle conspiration ! gouvernement fondé sur l’anarchie !

Par ce système, Moulay Abdul Aziz garde un semblant de puissance. Mais voici qu’en face de lui se dresse un prétendant, voici que la rébellion s’organise, voici qu’on l’accuse de trahir la cause de l’Islam fanatique, de faire des concessions aux chrétiens — quelles concessions, grand Dieu ! monter à bicyclette et se faire photographier en uniforme européen ! — voici qu’on le traite d’usurpateur. Les plus farouches tribus ne se contentent plus de refuser l’impôt, elles s’arment, elles prennent l’offensive. L’appui discret de l’Europe a permis jusqu’alors au sultan de rester sur son trône branlant. Que deviendra-t-il si cet appui lui fait défaut ? et que deviendra le Maroc livré tout ensemble aux maux de l’anarchie et aux horreurs d’une réaction fanatique ?