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REVUE POUR LES FRANÇAIS

l’État. L’unité ne fut brisée qu’une fois, au xive siècle, et pendant cinquante ans. On se battait la plupart du temps pour faire parade de son courage, pour s’entraîner, pour s’amuser, par amour de l’art plus que par désir de conquête. Les guerres locales ne furent jamais des guerres civiles. Plus forts que toutes les passions, deux sentiments réalisaient l’accord entre les clans les plus hostiles : l’amour du Japon et la fidélité au Mikado. Ces deux sentiments n’en font qu’un, puisque le Mikado, issu des dieux protecteurs du pays, incarne le Japon lui-même et le personnifie aux yeux de tous les Japonais. Sa dynastie est-elle « unique dans l’éternité » ? comme ils le proclament. Elle est en tous cas unique dans l’histoire, puisqu’elle n’a pas cessé de régner depuis le viie siècle avant notre ère et que Mutsu Hito, l’empereur actuel, en est le 123e membre régnant ! L’affection qu’elle inspire au pays a résisté à la dure épreuve d’un effacement de sept siècles — 1192 à 1868 — pendant lequel le pouvoir suprême fut usurpé par des chefs militaires connus sous le nom de shoguns. Les mikados vécurent alors à l’intérieur de leurs palais, presque ignorés du peuple, mais respectés quand même. Les shoguns gouvernaient en leur nom, se donnaient le titre de régents. Le jour où leur autorité fut affaiblie, la nation tout entière se souvint qu’elle avait un empereur et l’acclama d’un seul élan.

Sous le régime actuel, le prestige impérial n’a pas décru. On s’en rend compte, là-bas, par les plus petits faits, comme par les plus graves. Nous nous souvenons d’avoir assisté, en novembre 1903, — quelques semaines avant la guerre de Mandchourie — à une revue passée par l’empereur Mutsu Hito à l’occasion de sa fête. La veille de cette revue, le temps étant très sombre, nous fîmes part à un Japonais de notre connaissance de craintes justifiées au sujet du lendemain : « S’il allait pleuvoir ! Et la revue ? » Il sembla très surpris de la question. « Mais, Monsieur, dit-il, il ne peut pas pleuvoir, le jour de la fête de l’empereur. Ça ne s’est jamais vu. La nature et le soleil lui-même doivent y participer. Vous verrez qu’ils n’y manqueront pas. » Parlait-il sincèrement ? Nous ne le savons pas. Mais nous pensons bien qu’il parlait avec intention. Ce Japonais d’un rang élevé, instruit, européanisé, tenait sans doute à affirmer devant un étranger qu’il n’avait pas cessé de partager la naïve croyance populaire en la divinité du Mikado. Le lendemain fut d’ailleurs une journée magnifique et lui donna raison.