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REVUE POUR LES FRANÇAIS

nistes ; c’est un vaste glacier sur lequel se meuvent des guides héroïques. Il y a la Suisse des artistes médiocres qui se flattent de réussir là où Calame a échoué et s’obstinent à reproduire les traits d’une nature dont les contrastes défient leurs pinceaux. Il y a la Suisse des simples touristes qui comptent les chalets de bois, visitent les ours de Berne et rapportent du chocolat Kohler. Tous ces gens-là perdent complètement de vue l’existence du peuple au foyer duquel ils viennent se distraire et se reposer. Ils n’imaginent pas que ce peuple puisse avoir d’autre destinée que de pourvoir à leur agrément en échange de monnaies sonnantes. Mais si, d’aventure, quelques-uns parmi eux arrêtent leur esprit sur ce grave sujet, les nuages poétiques d’un passé légendaire leur voilent aussitôt la réalité comme ces flocons opaques qui, dans les hautes vallées, cachent en quelques instants les murailles les plus formidables et les glaciers les plus étincelants. Guillaume Tell et sa pomme président à ces mirages historiques au travers desquels flamboient les grands noms de Morgarten, de Sempach, de Granson et de Morat tandis que retentissent les clameurs impressionnantes du taureau d’Uri et de la vache d’Unterwalden. C’est entendu, les Suisses sont des bergers montagnards, honnêtes et fiers, également épris de leur indépendance et de leur patrie.

Ce sont en outre de parfaits démocrates. Eux seuls ont su réaliser le véritable gouvernement populaire pour et par le peuple ; ils ont maintenu en les modernisant leurs vieilles institutions ; ils sont libéraux et égalitaires ; ils prospèrent et se développent pacifiquement ; leur Président est un simple citoyen élevé par ses mérites à la première magistrature du pays et ne l’exerçant qu’une année ; son traitement est faible ; il n’a ni escorte ni panache. Ah ! les heureuses gens.

Ainsi le cantique alterne, célébrant tour à tour les mérites ethniques et les mérites politiques des Helvètes.

Sans dénier les uns ni diminuer les autres, il faut pourtant avouer que la Suisse moderne n’émane ni de Guillaume Tell ni de Rousseau, qu’elle n’a rien d’idyllique ni de primitif mais qu’elle constitue une nation laborieusement édifiée au cours du dix-neuvième siècle et formée de populations aussi différentes de langage que de traditions. Sans doute, c’est en 1291 que les trois cantons de Schwitz, d’Uri et d’Unterwalden se réunirent en une Confédération anti-autrichienne qui survécut à sa tâche et se rallia successivement Lucerne, Zurich, Glaris, Zug et Berne — puis Fribourg,