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BIBLIOGRAPHIE



Divers romans ont été couronnés ces temps-ci par des aréopages improvisés auxquels manquait peut-être l’autorité que confèrent l’âge et les services rendus — mais non celle qui découle de nos jours de la richesse. Certains de ces prix dépassaient de beaucoup en valeur matérielle les sommes que touchent annuellement les lauréats du bon M. de Montyon. D’autre part, lesdits aéropages présentaient dans leur composition une assez curieuse variété. C’est ainsi que le jury formé par le journal la Vie Heureuse pour décider de l’attribution de son prix était exclusivement composé de femmes de lettres tandis que les fondateurs de l’Académie Goncourt n’ont point poussé leur soif de nouveauté jusqu’à pratiquer le féminisme. Enfin, on dit que le lauréat de la Vie Heureuse a groupé une forte majorité parmi de nombreuses votantes alors que celui des Goncourt l’emporta péniblement, au sein d’un collège électoral pourtant des plus restreints.

Ces menus faits ne suffiraient pas à établir la supériorité de l’œuvre de M. Romain Rolland ; cette supériorité s’impose par de plus sérieux motifs. Son Jean Christophe (Ollendorff, éditeur) est vraiment une noble et belle fiction. Il faut lire ce roman ; à vrai dire, la lecture n’en est pas facilitée par les aspects extérieurs ni par l’ordonnance générale. Trois brochures, trois « cahiers » plutôt, de grosseur inégale, d’un format inhabituel, d’une apparence un peu gothique ; au-dedans, des divisions étranges, une marche lente, certains illogismes dans la succession des épisodes… Est-ce là du snobisme littéraire, est-ce de l’originalité vraie ?… Un peu des deux sans doute mais ce mélange risque de rebuter. Un effort est nécessaire pour franchir les abords déconcertants et s’installer résolument au milieu de la petite ville allemande s’écoule la triste et laborieuse enfance du jeune Krafft. Héritier d’une lignée de musiciens locaux, condamné par son père à devenir un enfant prodige et plus tard, par la destinée, à être un chef de famille prématurément responsable, Jean Christophe traverse l’aube — le matin — l’adolescence en se heurtant durement aux pierres de la route. Que sera-t-il de lui ? Au fond, M. Romain Roland n’en sait rien ; le lecteur devine cette incertitude et en veut à l’auteur. Ce dernier s’est arrêté trop tard ou trop tôt. Son héros connaît déjà l’amour ; il est devenu homme. Impossible pourtant de prévoir l’orientation définitive d’une existence sur laquelle pèseront toujours le danger d’une terrible hérédité alcoolique, l’effet inévitable d’un surmenage précoce, les influences d’un milieu déprimant, les explosions probables d’un tempérament accentué et facilement déréglé ; tout cela empêche qu’on ne voie nettement Jean Christophe. Et pour dire la chose d’un mot, Jean Christophe n’existe pas. Voilà la grande faute de l’écrivain. Si intéressante et sympathique qu’apparaisse la silhouette de son jeune musicien, cette silhouette demeure trouble parce que complexe. M. Romain Rolland a groupé des détails empruntés à plusieurs êtres distincts — lui-même sans doute et d’autres aussi ; il a accumulé toutes sortes de choses vécues et senties mais non point faites pour se rencontrer dans le même individu. Cette erreur de composition constatée, comment n’être pas séduit par la finesse exquise du récit, sa grâce, sa fraîcheur ? De grandes traînées de ciel bleu à travers les brumes habituelles d’un climat septentrional, de grandes envolées d’idéalisme à travers les préoccupations terre à terre de chaque jour, des figures qui passent