Page:Revue pour les français, T1, 1906.djvu/512

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
378
REVUE POUR LES FRANÇAIS

tes d’étoffes sombres. Au col, une agrafe de métal et sur la tête un petit chapeau plat. Les femmes étaient en bonnet sauf quelques riches fermières dont les toilettes ineffables reproduisaient le coloris de l’arc-en-ciel. L’une d’elles, géante et rougeaude, portait un chapeau couvert de dahlias et une confection gris-clair ornée de verroteries à reflets chatoyants. Nous la retrouvâmes un peu plus tard au café Brisset, dévorant à belles dents du gigot et de la langouste près de son époux dont le vaste sourire indiquait l’état d’âme. Évidemment, il avait gagné « queuques sous ».

Le café Brisset groupait sous sa longue charpente la haute gomme de la foire : éleveurs de Caen aux allures importantes, paysans rusés avec des yeux tout autour de la tête : on y voyait même un député et — pour représenter le sport — quelques cyclistes dont les montures gisaient, poussiéreuses, à l’entrée de « l’Avenue des gigots ».

Un poème, cette avenue ! Soixante ou soixante-dix broches tournant devant une quinzaine de brasiers comme savent en allumer, pour se sécher, les héros de Jules Verne lorsqu’ils naufragent sur une île déserte. Quinze débraillés d’aspect méphistophélique gagnent un modique salaire à tourner ces broches ; leurs visages donnent un avant-goût des délices du purgatoire. Une odeur de graisse est répandue aux alentours. « Le gigot de Mme  Mathieu » appelle une voix et, dans un plat creux en terre brune, l’appétissant morceau s’en va rejoindre sa propriétaire. Mme  Mathieu reçoit en même temps, pour elle et sa famille, une langouste, une miche de pain, du beurre et du sel dans une assiette et un pichet de cidre. Qu’elle se débrouille maintenant ! Les garçons courent à Mme  Leroy qui s’impatiente. Il y a peut-être 200 convives sous la tente du café Brisset quand nous y arrivons. Des places de faveur nous ont été réservées près de l’entrée par où vient un courant d’air frais. On aperçoit de là les petites boutiques. Mme  Leroy, avant de se mettre à table, a acheté des bretelles pour M. Leroy et un mirliton pour son mioche. Elle n’est cependant pas satisfaite du marché qu’on vient de conclure. À quoi a-t-il pensé M. Leroy, de donner un si beau poulain pour trente-deux pistoles. Le monsieur d’à côté qui en aurait donné trente-trois si on l’avait poussé un peu.

Deux heures ! l’Avenue des gigots s’est vidée, les estomacs sont bien remplis et les regards se font plus tendres. Mais il n’y a pas