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UNE FAMILLE D’AUTREFOIS

de la sortie » pour employer une pittoresque expression locale. Le petit normand d’alors n’avait pas besoin de porter loin ses regards pour chercher des héros propres à enflammer son imagination. La province les lui fournissait abondamment. Les ombres de Guillaume le Conquérant et de Robert Guiscard marchaient devant lui et — plus proches — celles des aventuriers et des commerçants qui s’en étaient allés promener par le monde leurs remuantes ambitions.

Beaucoup de familles avaient d’ailleurs quelqu’un des leurs établi outre-mer et surtout au Canada. Nous avons vu que les Le Moyne étaient dans ce cas. Nul doute que l’oncle Duchesne n’ait désiré avoir près de lui un ou deux de ses neveux ; il en a vingt-cinq. L’esprit d’initiative qu’ils manifestaient s’épanouit magnifiquement en la personne de l’un d’eux, Charles Le Moyne. Mais dès la génération suivante il commence de se transformer et de changer de nature. Le type de colon robuste, tour à tour laboureur acharné et soldat volontaire s’effaça devant celui de l’officier de métier. Certes, il ne s’agissait pas de carrières ordonnées progressant régulièrement d’après l’âge et le mérite. Le marin colonial d’alors était un homme à tout faire qui commandait indifféremment un navire ou un fort, alternait la guerre des bois avec la guerre sur l’eau et s’improvisait au besoin négociateur de paix ou administrateur civil. Cette variété d’existence répondait, de façon suffisante pour le contenter à l’instinct d’initiative que Charles Le Moyne avait légué à ses fils. N’empêche que ceux-ci étaient déjà rentrés dans la filière ; ils appartenaient à l’État et se trouvaient engagés vis-à-vis de lui. Les circonstances, avons-nous dit, expliquent la chose. La nécessité de défendre la Nouvelle France contre les attaques répétées des Anglais poussaient les jeunes Canadiens dans cette voie. Pourtant, il est étonnant que sur onze garçons solides, élevés à pareille école, pas un n’ait cherché à faire fortune selon le mode paternel quand, d’ailleurs, tant d’occasions d’y réussir se trouvaient à portée ; et il ne paraît pas que le seul d’entre eux qui ait résisté à l’action du prestige militaire ait employé ses loisirs d’une manière bien féconde. À mesure que se déroule l’histoire des Le Moyne, cette particularité va s’accentuant. Les générations suivantes sont de plus en plus « filiéristes ». L’esprit d’initiative persiste ; mais, privé de bonne heure de son indispensable compagnon, l’esprit d’indépendance, il s’est étiolé et ramassé. C’est là probablement un fait général.