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M. LÉO QUESNEL. — LES ESQUIMAUX, D’APRÈS M. PETITOT.

Et pourtant, ce grand homme avait en lui quelque peu d’un charlatan. Il suffit d’ouvrir un quelconque de ses livres pour s’en convaincre. Quels remèdes bizarres ! Quelles prescriptions inouïes ! Voici du foie de grenouilles, des boyaux de taupe ouverte vivante, du sang de belette, des délivres d’une femme donnant naissance en premières couches à un garçon. Contre la goutte, il recommande des râpures d’un crâne humain non enterré. À des personnes hypocondriaques, il prescrit un baume souverain dont voici la composition : des vipères, des chauves-souris, un chien qui tette encore, des vers de terre, de la graisse de cochon, de la moelle de cerf, de la cuisse de bœuf — ingrédients plus conformes à la chaudière des sorcières de Macbeth qu’à la prescription d’un savant médecin, nous dit un critique anglais. — D’ailleurs, Turquet croit également à la vertu des amulettes, dont il donne très sérieusement la composition ; il croit aussi aux sorcières et il reconnaît deux signes certains de la possession par le diable ; quand une personne du peuple se met à discourir sur des objets ou dans des langues qu’elle ignorait ou quand on voit le sorcier s’élever par sa propre force du sol[1].

Certaines de ces bizarreries étaient des caractéristiques de son temps ; d’aucunes pourtant ont dû influer sur l’appréciation dédaigneuse de ses contemporains français. Les Anglais de ce temps, nous l’avons vu, l’admiraient beaucoup et cette contradiction persista pendant tout un siècle. À la longue cependant les extrêmes s’adoucirent. Les médecins de Paris reconnurent que la Faculté avait eu tort de persécuter Turquet ; d’un autre côté, les Anglais trouvèrent que ses ouvrages n’étaient pas tout à fait à la hauteur de sa renommée. Aikin, par exemple, quoique admirant fort Turquet en général, n’est pas loin d’admettre que la Pharmacopée est un amas de pratiques superstitieuses et de médications dangereuses. Mais il était dit que la fortune qui avait si bien secondé Turquet pendant sa vie continuerait à le favoriser après sa mort, car voici qu’abandonné par les médecins, il est réclamé par les chimistes comme un de leurs ancêtres et certes l’un des plus grands.

Émile Meyerson.

ETHNOGRAPHIE

Les Esquimaux, d’après M. Petitot[2]

I.

L’abbé Petitot, parti de France au commencement de l’année de 1862, se rendit directement à l’extrémité occidentale du grand lac des Esclaves, où il devait prendre la direction de la mission Saint-Joseph, dans l’île de l’Original, en vue du fort Résolution. Pendant deux ans, il demeura dans ce poste, explorant le pays et apprenant la langue.

Ce fut le 7 mars 1865 qu’il partit pour visiter, seul, et le premier de tous les missionnaires français ou anglais, les grands Esquimaux du fleuve Anderson et de la baie de Liverpool. Il se rendit d’abord au fort Anderson. Ce fort a été abandonné par la Hudson-Bay’s Company et n’est plus maintenant qu’une ruine. À cette époque, c’était un poste commercial, situé à 80 lieues nord-est du fort de Bonne-Espérance, par le 68° de latitude, et le plus avancé de ceux créés par la Compagnie. Là, jamais le soleil ne se montre de novembre à février, et le thermomètre descend jusqu’à 54° centigrades sous zéro pendant plusieurs jours consécutifs.

Cependant le fort Anderson n’était encore pour le vaillant voyageur qu’un point de départ. Il s’y trouvait depuis une semaine, lorsque, le 16 mars, quatre Esquimaux y firent leur apparition, arrivant de la mer Glaciale, qui en est distante de quatre journées de marche à pied. Parmi eux se trouvait le grand chef des Tchiglit, connu des Anglais sous le nom de Horn Powder — la Poire à poudre. — Il était couvert de peaux d’ours, poil en dehors, et une tête de loup avec les oreilles encadrait son visage. Malgré son air farouche, il plut au missionnaire, qui lui proposa de le suivre à la mer Glaciale. En vain, le commandant du fort Anderson essaya-t-il de le détourner de son projet en le prévenant qu’Innonarana, une fois chez lui, deviendrait intraitable, et que les Innoït, chez lesquels il allait, étaient un peuple de bandits. Il n’écouta rien, et le 18 mars il était sur la surface glacée du fleuve Anderson, glissant en patins derrière Innonarana, qui glissait derrière Iyoumatounak, le Galeux, lequel glissait derrière un autre, et ainsi de suite. Les Indiens, en toute saison, ne conçoivent pas d’autre ordre de marche : tous suivent à la queue-leu-leu ; c’est l’ordre des oies qui fendent la nue, des rennes qui émigrent, des bisons qui changent de pâturage ; c’est celui des chevaux lorsque, mis en liberté, ils reprennent pour un temps dans le désert les allures de leur nature première.

Deux traîneaux attelés de chiens, l’un appartenant au grand chef, l’autre au Français, faisaient partie du convoi. Celui du Français avait été chargé de provisions de bouche, par la bonté du commandant du fort. À la première halte, M. Petitot offrit à ses compagnons une galette beurrée et une tasse de café ; ils mangèrent le beurre parce que c’est

  1. Il est très remarquable que ces deux signes, si étranges qu’ils paraissent, sont précisément tels que Turquet a pu en observer des exemples. Le premier : celui d’une personne montrant à un certain moment des connaissances qu’elle ignore à d’autres instants, est ce dédoublement de la personnalité bien connu des psychologues. Quant à la lévitation, soit illusion d’optique, soit autre chose, il n’est cependant pas douteux que de nombreuses personnes l’aient observée. Les lecteurs de la Revue se souviennent de l’intéressant article que M. de Rochas a consacré à ce sujet.
  2. Les Grands Esquimaux, par Émile Petitot. — 1 vol. in-12 avec cartes et gravures ; Paris, Plon, 1887.