Aller au contenu

Page:Revue scientifique (Revue rose), série 4, année 38, tome 15, 1901.djvu/459

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
456
M. JEAN PERRIN. — LES HYPOTHÈSES MOLÉCULAIRES.

meuvent librement, comme des molécules indépendantes dans la solution, qui ne contient en réalité pas ou presque pas de chlorure de sodium, proprement dit, non dissocié.

Peut-être y a-t-il parmi vous certains étudiants qui, sachant déjà beaucoup de chimie, n’ont pas encore entendu parler de cette hypothèse. Alors je ne doute pas qu’ils ne ressentent un peu de cette indignation méprisante qu’éprouvèrent la majorité des chimistes quand Arrhenius exposa ses idées. Admettre que du sodium peut exister, non combiné, dans l’eau ! Quelle hérésie ! Ne sait-on pas que le sodium libre décompose l’eau avec violence en donnant de la soude et libérant de l’hydrogène ? De même on ne retrouve dans l’eau salée aucune des propriétés d’une solution de chlore. Et d’ailleurs, si du chlore et du sodium existaient librement dans l’eau salée, on aurait bien quelque moyen physique d’effectuer leur séparation, par exemple par évaporation ou par diffusion dans de l’eau pure. Or tous ces moyens échouent, et ce qu’on retire de l’eau salée, c’est toujours précisément ce sel marin que les novateurs prétendent dissocié en ses éléments.

Arrhenius n’eut pourtant pas beaucoup de peine à réfuter les objections des chimistes conservateurs. Il eut pour cela recours aux propriétés électriques des dissolutions.

Essayons de faire passer le courant électrique dans une solution d’alcool ou d’éther : rien ne passe ; ces solutions sont isolantes. Essayons, au contraire, de faire passer le courant dans une de ces solutions qui étaient considérées comme faisant exception à la loi de Raoult : le courant passe très bien ; ces solutions sont conductrices. Par exemple, une solution de sel marin laisse facilement passer le courant. Étudions-la, à ce nouveau point de vue.

Imaginons cette solution partagée entre 2 récipients A, B (fig. 17), réunis par un tube que peut fermer un robinet. Dans le vase A plonge l’électrode positive, dans le vase B l’électrode négative.
Fig. 17.
Faisons passer le courant : aussitôt divers phénomènes se produiront auprès des électrodes ; tout ce que je suppose à cet égard, c’est qu’on s’arrange pour ne pas laisser échapper de matière à la faveur de ces phénomènes. Après un certain temps, fermons le robinet R, ce qui arrête le courant, et faisons l’analyse de la matière contenue dans les vases A et B. On trouve que le vase B s’est enrichi en sodium, en quantité exactement proportionnelle à la quantité d’électricité qui a passé. Au contraire, le vase B s’est appauvri en chlore. Comme il ne s’est pas perdu de matière, nécessairement le vase A a dû perdre le sodium gagné par B, et gagner le chlore perdu par B. C’est ce que l’expérience vérifie.

Il résulte nécessairement de là que, pendant le passage du courant, le sodium du chlorure de sodium se meut dans le sens du courant, de A vers B, en même temps que le chlore se meut en sens inverse, et qu’il ne peut y avoir passage du courant sans ce double mouvement matériel.

Cela ne peut guère s’expliquer qu’en admettant que les atomes de sodium sont chargés d’électricité positive, et les atomes de chlore d’électricité négative, en sorte que leur mouvement sous l’action des forces électriques crée nécessairement un courant électrique. Cela précise l’hypothèse de la dissociation du sel marin en chlore et en sodium : nous admettrons, sans chercher à l’expliquer, que les atomes de sodium et de chlore qui proviennent de la dislocation d’une molécule de sel marin sont chargés d’électricités contraires.

Ces atomes chargés sont les ions. On est conduit de même à admettre que, pour toute solution conductrice, les molécules dissoutes se disloquent en morceaux, chargés électriquement, qui sont des ions[1]. Voilà une nouvelle hypothèse moléculaire.

Les charges ainsi portées par les ions sont d’ailleurs extrêmement grandes. L’étude de la conductibilité électrique montre que, par exemple, 1 gramme d’ions hydrogène portent 100 000 coulombs d’électricité positive. Je vous ferai mieux comprendre l’énormité de cette charge en vous disant que, si l’on pouvait réaliser deux sphères contenant chacune seulement un milligramme d’ions hydrogène, et si on les mettait à 1 centimètre de distance, elles se repousseraient avec la force prodigieuse de 100 trillions de tonnes. Chacune des parties de l’une des deux charges repousserait d’ailleurs les autres parties de la même charge, avec une force telle que nous ne pouvons imaginer aucune enceinte assez rigide pour résister à l’action de cet explosif électrique.

Voilà qui nous suffit pour comprendre qu’on ne puisse pas séparer l’un de l’autre par voie physique les atomes, les ions de sodium et de chlore, qui se

  1. Aux dilutions moyennes une partie seulement des molécules sont dissociées ; elles ne le sont toutes qu’aux très grandes dilutions.